CM L3 - S6 Mars 2020 Le sublime Barnett Newman et la question du sublime En 1948, Barnett Newman publie dans la revue Tigers Eye un texte intitul The Sublime is Now qui peut tre considr comme laboutissement de ses recherches thoriques et picturales au cours des annes quarante: son antiformalisme, sa redfinition de lart moderne partir de limpressionnisme, son rejet dun art de la sensibilit, sa recherche de la source profonde de limpulsion cratrice, son effort pour identifier le sujet de lart moderne en Amrique et ses considrations sur lart primitif, gyptien et grec le conduisent repenser le concept de sublime partir de, mais aussi contre, la tradition philosophique. Newman critique la confusion faite par les philosophes (il cite Longin, Kant, Burke et Hegel) entre beau et sublime en tant que cette confusion confirme le sublime comme une autre forme de contemplation dsintresse et limmobilise dans le rpertoire du beau donc de la forme. La mme anne 1948, il peint Onement I, (fig. 1) premier tableau dans lequel on voit apparatre le ZIP, cette bande verticale qui traverse lespace pictural et concentre lacte de cration. Geste crateur par excellence o le vide prend son sens, o le chaos sorganise, le ZIP est aussi un geste sparateur, celui qui spare la lumire des tnbres et inscrit lhomme dans sa temporalit, dans lici et le maintenant de sa prsence au monde. Lanne 1948 constitue dans luvre de Newman une rupture et un recommencement; luvre crit et luvre peint se rencontrent en un point central et majeur: la question du sublime. limpossibilit de peindre va rpondre la cessation de lՎcriture, la peinture prend le relais de la rflexion thorique en sincarnant, en sՎprouvant. Il est intressant de dceler de quelle manire le concept de sublime est ractualis, rutilis, remis non pas jour mais au jour - au sens dune (r)apparition -, par Barnett Newman; de quelle manire galement lon passe dune pense du sublime en regard de lart, telle que nous loffre la tradition philosophique, une pense du sublime depuis lart, depuis le lieu de lart telle que la pense Newman. Le sublime apparat comme la question inaugurale qui fonde luvre de Newman et ds lors se pose une question inhrente au concept lui-mme: quest-ce qui de luvre, dans luvre, renvoie au sublime? De quelle manire la question du sublime est-elle pose, interroge par la peinture de Newman? Comment, en dfinitive, un tel concept trouve-t-il sincarner dans une forme artistique? Peut-on reprsenter le sublime lirreprsentable par excellence travers le mdium pictural? Luvre de Newman rpond ces questions et permet de penser au sublime comme lexprience (au sens phnomnologique) spcifique de lart moderne que lon nommera lexprience clairante. Cette notion dexprience sinscrit dans un contexte historique et artistique qui a favoris lՎmergence dune dimension spirituelle de lart porte par les artistes contemporains de Newman, tels Mark Rothko et Clyfford Still au plus prs, mais aussi Wilhelm De Kooning, Jackson Pollock, Franz Kline, ou encore Ad Reinhardt comme figure contraire. La richesse et la diversit des textes dartistes de cette priode tmoignent dinterrogations foisonnantes sur les enjeux de lart et sur une volont commune de renouveau artistique et intellectuel. Une certaine histoire de lart du XXme sicle, lhistoire dun art spirituel et abstrait, spirituel ou abstrait, nous permet de considrer dans la plupart des cas, que les textes des artistes sont insparables de leurs uvres. Si cela a pu tre vrai pour les sicles prcdents, cela prend un relief particulier au XXme sicle dans la mesure o la premire abstraction, celle des peintres Malevitch, Kandinsky et Mondrian, a introduit dans la logique artistique mme une ncessit thorique, fondant lorigine de labstraction autant dans une dmarche artistique que thorique. Il y a, dans le cas de Newman, co-prsence de lՎcrit thorique luvre; une co-prsence dautant plus remarquable et problmatique que le texte cherche souvent noncer les apories auxquelles luvre ouvre; le texte est alors le tmoin de luvre, ce lieu du suspens, le dessein dans lequel luvre saccomplit. Faire lՎconomie de lintentionnalit de lartiste conduit lhistoire de lart et une partie de la critique de possibles faux-sens et la seule possibilit de sopposer une critique formaliste (luvre de Newman en est un parfait exemple) consiste comprendre les raisons de luvre. Le tableau existe-t-il extra causas? Lintentionnalit de lartiste y est-elle ou non tout entire ? Quappelle-t-on voir un tableau? Et quappelle-t-on comprendre un tableau? Comprendre luvre, le tableau, partir de ses causes, cest--dire partir de lintention de lartiste nest pas forcment la ou le voir. La vision, elle, reste toujours un vnement. En tant quՎvnement, elle peut ou non advenir; peut-on ds lors faire lՎconomie des textes? Luvre crit, dans le cas de Newman, prend littralement, quoique inversement, cest--dire de manire projective, le relais de luvre peint. Certes, on ne peut pas dire quils existent galit, mais cette absolue ncessit de faire le point en crivant participe part entire de luvre. Le texte va o luvre ne peut plus aller, pour Newman, l o luvre ne peut pas encore aller. Et cest quand luvre bute sur une aporie que le texte prend sa dimension dcisive. En dcembre 1948, Newman crit le texte intitul The Sublime is Now dans lequel il expose, partir dune critique historique et esthtique du concept, une notion ractualise et dplace, voire dcontextualise, du concept de sublime. Il reprend et synthtise ses ides sur lart exposes dans ses textes antrieurs et pose les prmisses de ses abstractions. Ce texte-manifeste est essentiel dans luvre de Barnett Newman; il correspond une sorte daboutissement et de recommencement dans la vie et luvre de Newman: aboutissement de sa pense et recommencement, en fait commencement premier de sa peinture. Une longue priode derrance, de doute, de difficults a prcd The Sublime is Now, pendant laquelle une pense prcise et engage sur lart de cette seconde moiti du XXme sicle sՎlabore paralllement la lente maturation de lActe pictural. La peinture sengage alors dans une voie dsormais trace et fait disparatre lՎcriture en tant que ncessit cratrice. Le point de vue sur Barnett Newman et la question du sublime sautorise non pas un mais des horizons philosophiques divers, cest--dire quil ne sagit pas ici dune analyse du concept de sublime chez Barnett Newman partir dun corpus philosophique dtermin, mais plutt danalyser le concept de sublime tel que Newman le conoit, la fois partir des philosophies du sublime et en dehors delles. Le concept de sublime nest pas pens dans une continuit thmatique historique et thorique mais plutt, aid en cela par le dplacement gographique (il ne semble pas totalement anodin de quitter le continent europen pour le continent amricain continent neuf pour une homme nouveau), dans un renouvellement, une libration de lart et de ses normes comme de lesthtique et de ses normes. On verra, en dernire instance, de quelle manire on peut penser cette libration de lart travers la pense du sublime comme une forme de rsistance lesthtique, voire sa reformulation. En cette priode o lesthtique comme le discours sur lart ne semblent plus aller de soi, la pense du sublime telle que Barnett Newman la pense nous donne, sinon les moyens thoriques de repenser et peut-tre reconstruire lesthtique, du moins ceux denvisager un autre discours sur lart, partir de lart. Si luvre de Newman est pens comme radicalement moderne, cest quil permet de formuler un discours esthtique qui choue quelquefois penser les formes de lart actuel (pour ne pas dire contemporain), cest--dire penser, analyser les formes hors des catgories traditionnelles et pourtant dans lhistoire. Begin from scratch Newman sintressait la politique municipale et, en 1933, il se prsenta la mairie de New York. Il avait crit un manifeste adress aux artistes, aux professeurs et aux musiciens en appelant au vote culturel. Ce manifeste intitulDe la ncessit dune action politique des hommes de cultureenjoignait tous ceux qui aspirent la culture de voter: Vous qui vous dclarez capables dune pense logique et dune exprience esthtique, la base de votre union est celle-ci: dans tous les aspects de votre idalisme, vous vous heurtez la puissance des matrialistes et la folie des tenants des dogmes. Vous qui vous rclamez de votre position dintellectuels, vous tes maintenant mis en demeure duser de cette arme du pouvoir matriel, le vote, afin daffirmer votre spcificit; vous refuser prendre parti en faveur de la culture reviendrait penser que celle-ci peut miraculeusement exister delle-mme.Il faut voter; sinon, vous trahissez ce grand principe pour lequel des millions dhommes ont combattu et pri, et qui est aujourdhui le seul rempart contre loppression et les crimes de la dictature le bulletin de vote. Lobjectif du programme de Barnett Newman tait de rpandre la culture dans la socit, de fonder des coles dart gratuites, un opra et un orchestre municipaux, une galerie dart de la ville avec possibilit dachat (sans jury), certaines rues fermes la circulation et rserves aux terrasses de caf, et enfin, un systme municipal de banque et dassurance. Outre le programme politico-culturel, lenjeu tait celui de la libert individuelle, une libert qui passe par la culture, par la connaissance, par un autre usage de la ville. Laccs la culture pour tous, par des hommes de culture semblait une garantie de libert et la dmonstration dune force politique. Il sagissait de revendiquer la libert de chacun et surtout celle de lartiste en tant que celui-ci ne peut se rduire au travailleur. Il y a dailleurs dans ce manifeste une critique du marxisme et du communisme comme prfigurants la disparition de lintellectuel. Il ne sagit pas pour autant dun manifeste anti marxiste, mais seulement la volont de se distinguer de tout mouvement politique. Lartiste nest pas un travailleur au sens politique car il ne produit pas dobjets utiles, lartiste est un tre libre. Et cest cette libert qui le dfinit: libert intellectuelle, spirituelle, culturelle, do linsistance sur la porte sociale des principes culturels. Dans cette entreprise de libration,Newman considrait que les contraintes esthtiques, stylistiques et historiques devaient disparatre. Lide de faire table rase de lart et de la pense du pass (cest--dire de la tradition europenne) constituait un enjeu majeur pour ces artistes et permettrait de dfinir et fonder lart du nouveau mouvement. Tout le travail de Barnett Newman cette priode l consistait dfinir et construire un nouvel art, un art abstrait capable de tmoigner dune actualit de lhistoire sans pour autant la reprsenter, un art abstrait non coup des ralits. En 1946, dans lintroduction du catalogue de lexposition de lartiste polonaise Teresa Zarnower, Newman dcrit ce quil entend par nouvel art et que lon retrouvera dans ses textes thoriques: prsent, dans la premire exposition quelle fait ici, elle sent que dans un monde quelle a vu sombrer dans le carnage et la tragdie personnelle, il ne suffit pas de recourir des constructions puristes et que le dsir dune absolue puret peut tre une illusion totale. Lart doit dire quelque chose. Elle rejoint en cela de nombreux peintres amricains qui ont t marqus, comme elle, par la tragdie de notre temps. Cest ce passage dun langage abstrait une pense abstraite, cet intrt pour un sujet abstrait, plutt que pour la discipline de labstraction en tant que telle, qui font la force et la dignit de son uvre. Cest la rciprocit ici qui est vraie, car la dfense de la dignit humaine est le sujet ultime de lart. Et ce nest quen prenant sa dfense que nous trouverons notre force. Teresa Zarnower tait linitiative de la rvolution constructiviste dans lart abstrait de la Pologne davant-guerre et en tant que leader du mouvement (elle ditait une revue davant-garde intitule BLOK) insistait sur les principes fonctionnels dun tel mouvement. Barnett Newman dcrit dans lintroduction du catalogue de lexposition le passage dune uvre thoriquement et formellement marque par le constructivisme une uvre qui se concentre sur le sujet (le sujet abstrait). Ce qui intresse Newman ici, cest ce passage de la forme abstraite au sujet abstrait, dans une certaine conception de labstraction. Les textes de Newman des annes 1944-45 dveloppent ces questions dune recherche du sujet de lart et de la dmarcation vis--vis de labstraction puriste et formaliste. Cest de cette manire que Newman envisage le passage labstraction, la monte labstraction o la forme peut tre informe et renvoyer au sujet, lindividu, mais une ide et non sa reprsentation car il ny a plus de reprsentation possible; labstraction est rendue ncessaire par la tragdie historique. Il renvoie en cela une pense dinspiration adornienne qui sinterroge sur la possibilit de crer aprs la barbarie: lesthtique dAdorno y rpondant, entre autres, en affirmant que seule la peinture non figurative reste dsormais envisageable. La dimension politique de cette abstraction naissante sexerait aussi bien vis--vis de cette tradition europenne asphyxiante et fige que sur certains mouvements artistiques amricains. Ainsi, le rejet de la tradition nՎtait pas catgorique et ne tenait donc pas, comme chez certains peintres tels les Rgionalistes un nationalisme militant, ni un antimodernisme, mais au besoin darriver ʈ lair libre. Newman rejetait de la mme faon voire plus violemment le nationalisme et ce quil appelait lisolationnisme des peintres rgionalistes qui constituait pour lui une menace pour lՎvolution de lart moderne amricain. En 1942, inquiet de constater que conscutivement lentre en guerre des tats-Unis une srie dexpositions chauvines et rtrogrades sont organises, il crit un texte intitul Quen est-il de lart isolationniste ? afin de lutter contre la puissance de ce mouvement intellectuel qui menace la vie culturelle amricaine. Il nhsite pas comparer lisolationnisme et son leader dans le champ artistique Thomas Craven Hitler, en assimilant leurs mthodes. Dans ce texte jamais publi, Newman expose la xnophobie du monde de lart officiel qui persista mme aprs Pearl Harbour : Les isolationnistes ont dabord prch le principe politique cardinal de leur dogme nationaliste selon lequel il faut renier lart et les artistes du monde entier pour lamour de son propre art. Les isolationnistes ne sembarrassaient pas de dlicatesses pour atteindre leurs buts. Lisolationnisme, nous venons de lapprendre, cest lhitlrisme. Tous deux sont lexpression dun mme nationalisme exacerb et vicieux. Ne nous trompons pas, lisolationnisme est juste un mouvement populiste comme celui qui a fait lerreur fatale de se mettre en rang derrire Hitler () Chaque nation a ses artistes commerciaux, mais aucune nation, mme les nations fascistes, na revendiqu avoir fait avec eux une histoire de lart. Aucune sauf lAmrique. Ici, les critiques, marchands et directeurs de muses appellent lart officiel commercial la Renaissance amricaine. Ils remplissent les salles amricaines de nos muses; ils dominent nos coles dart et nos galeries dart. Ils ont leur propre muse. Ils ont pntr le Muse dart moderne! () Cette prtendue Renaissance fut lexploitation dlibre du dsir profondment enracin chez nos artistes dapporter une contribution qui leur soit propre lart universel, ce fut luvre dun groupe dartistes rgionaux lesprit commercial, affam de succs personnels, qui abusrent une gnration dartistes et dՎtudiants des beaux-arts, et le public. Les artistes qui y adhrrent en y croyant le firent parce quils avaient besoin du mouvement pour cacher leur mdiocrit. Lisolationnisme nest pas la modernit, le nationalisme nest pas la modernit. Et Newman explique plus loin quil est trop simple de penser que lisolationnisme trouve sa juste place en Amrique en raison de limmaturit de cette nation en matire de got et de culture. Ne nous trompons pas, dit Newman, les artistes qui tentrent de fonder un art amricain sont ceux qui voyagrent jusquՈ Paris pour parfaire leur culture artistique en participant aux rvolutions impressionnistes et post-impressionnistes. Leur soutien ce type didologie est donc une trahison. Il tait temps, pour Newman et pour les artistes de sa gnration, de rexaminer les fondements esthtiques et politiques de leur art. Il sagissait pour Newman dՎclaircir une position: en tant que critique et thoricien dun nouveau mouvement qui se fonde sur loriginaire (esthtique et gographique), Newman tenait embrasser le panorama de lart et de ce qui lentoure pour que ses positions ne laissassent envisager aucune ambigut. Rejeter la tradition artistique et esthtique europenne nՎtait pas prcisment la combattre, mais plutt lassimiler et la dpasser parce quelle nՎtait pas et plus recevable. Pas recevable, dune part, parce quil paraissait absurde daccepter et de reproduire une tradition artistique et culturelle sur un autre continent, sur un autre sol, dans un autre lieu et de se lapproprier. Les artistes se doivent de trouver, fonder, laborer leur propre tradition et lon verra que lintrt pour lart primitif en constitue un des chemins, une tradition dgage de lhistoire occidentale; ils doivent trouver une histoire singulire, ils doivent trouver leur lieu, leur place. Cette question du lieu a une importance cardinale dans la thmatique de la prsence qui trouve sa place dans luvre de Newman et ouvre des questionnements aussi bien spirituels que gographiques et architecturaux. On verra de quelle manire cette thmatique de la prsence, du lieu de la prsence, simpose comme principe de la peinture de Newman et trouve des ramifications dans sa sculpture et ses interrogations en architecture. La conscience du lieu chez Newman est aussi une conscience du temps et va fonder le projet dune esthtique. La tradition artistique et esthtique europenne nՎtait plus recevable, dautre part, parce quelle nouvrait pas sur lart moderne, du moins un art moderne amricain (les guillemets simposent tant Newman se prvalait dun anti nationalisme). La question que se pose Newman lorsquil tente de repenser le problme de lart moderne est la suivante: quest-ce que cela signifie dՐtre moderne? Quest-ce que la modernit? Comment tre un peintre moderne? Comment faire une peinture moderne? Il y a chez Newman une croyance en la ncessit du projet moderne quil recommence et dplace gographiquement, esthtiquement, intellectuellement, artistiquement. Newman rinvente une modernit qui se fonde sur une tradition et la rejette dans le mme mouvement. La remise en cause se fait pour Newman selon une mthode philosophique dinspiration cartsienne. La construction du cogito cartsien passe par la mise en cause de tout, du tout: connaissances, ides, croyances, opinions; ne reste que son propre entendement. Se dfaire de ses prjugs, critiquer les vrits existantes en vue dune certitude parfaite, tels taient les projets de Descartes. Lattitude de Newman semble sinspirer de cette mthode. Faire table rase du pass signifie galement pour lui soumettre ces connaissances historiques, esthtiques, artistiques et philosophiques un examen et partir de zro, faire comme si la peinture navait jamais exist, ainsi quil lՎcrit en 1967: Il y a vingt ans, nous prouvions la crise morale dun monde en pagaille, un monde dvast par une grande dpression et une violente guerre mondiale et il tait impossible cette poque de peindre le genre de peinture que nous faisions fleurs, nus et personnages jouant du violoncelle. En mme temps, nous ne pouvions nous mouvoir dans cette situation dun monde pur de figures et de formes inorganises ou de relations de couleur, un monde de sensations. Et je dirais que, pour certains dentre nous, notre crise morale consistait savoir quoi peindre. Ainsi, en ralit, nous sommes partis, pour ainsi dire, de zro, comme si la peinture nՎtait pas seulement morte mais navait jamais exist. La question de la modernit se pose de cette faon pour Newman, en termes de lieu, de temps, despace. Begin from scratch, partir de zro, cՎtait prendre conscience de sa contemporanit historique et gographique, mais aussi esthtique, lart nouveau ne se situait ni du ct dune figuration nave, ni du ct dune abstraction puriste. La modernit, nourrie des crises conomiques, sociales et culturelles des annes trente, devait constituer une rupture absolue avec la peinture traditionnelle. Begin from scratch, cest partir de zro, mais cest aussi commencer de rien, et le rien ou le zro suit ici un geste deffacement, de biffure, de rayure; scratch signifiant rayure, ʎraflure. Il est intressant que ce geste de rayure et deffacement qui permet de (re)commencer soit accompli chez Newman par lՎcriture. Les textes ont autant valeur deffacement de ce quils noncent et critiquent que de thorie pour penser la nouveaut. La biffure de lhistoire par lՎcriture elle-mme laisse un espace vierge pour la peinture. Durant ses annes derrance, Newman crivit de nombreux textes critiques et thoriques dans lesquels il mettait en cause les principes de lesthtique europenne et tentait dՎtablir une nouvelle esthtique pouvant rpondre lՎgarement de lՎpoque. Ces textes taient aussi, pour lui, une faon de dire, dՎcrire sa peinture venir. Comprendre la situation de lart moderne et rinterprter lhistoire de lart lui permettait galement dexposer et danalyser sa propre peinture, en noncer le projet, le dessein. Au fil des textes crits entre 1944 et 1948, en mme temps que se prcisent ses thories sur lart, naissent les principes de ses abstractions. Gense La Rupture La gense de luvre de Newman se fait dans la rupture. Rupture avec le pass, rupture avec la peinture elle-mme. Newman recommence peindre la fin de la guerre. Influenc, comme ses contemporains, par les mythes et lart primitif, il peint ce que lon a appel des abstractions biomorphiques. Puis un tableau: Genesis The Break (fig. 2) en 1946. Mystrieuse peinture, maigre et floue, aquatique. Dabord un cercle noir sur le fond vert ple, comme au fond du tableau ou plutt loin derrire lui, qui ouvre le tableau, qui louvre dautant plus et semble dautant plus loin quau premier plan il y a comme un rideau de formes mouvantes, la fois transparent et opaque; transparent par endroits o il laisse voir le fond vert ple et ce cercle noir, mais aussi la toile brute, et opaque dautres, en formes mouvantes verticales noires et bleues, sortes dalgues. Le tableau est trange, la fois plat et ouvrant sur une perspective, bidimensionnel et pourtant tridimensionnel; tout est sur le mme plan et pourtant le cercle noir est loin derrire. Le rideau est en fait comme un tau ou une coulisse et le cercle noir, le point de fuite, retient le regard, lappelle vers quelque chose qui serait bien en de du tableau, il semble ouvrir sur linfini du monde, sur quelque chose qui interdirait daller au-del de lui, qui attirerait vers le fond. Ce quil laisse voir vient de loin dans lespace et dans le temps. Mais le rideau lՎtau est l, au premier plan et semble nՐtre l que pour nous dire de ne pas plonger le regard dans le cercle noir, il semble nՐtre l que pour nous prvenir du danger quil y a laisser le regard pntrer dans la nuit du cercle. Le mouvement de va-et-vient accompli par lil entre ce fond du cercle noir et le rideau est douloureux. Le rideau est l pour que liris se rtracte puis se ferme, pour que le vert gagne sur lui, puis que les bandes verticales gagnent sur le fond. La tension visuelle produite ici par la peinture est comme un subterfuge visant produire un effet, troubler les sens aprs celui de la vision. blouir reste un moyen efficace de provoquer de la sensation. Cette tension qui rappelle celle produite par la vision du soleil est dcrite par Edmund Burke dans la seconde partie de la Recherche philosophique sur lorigine de nos ides du sublime et du beau, XIVe section sur La lumire: En blouissant les organes de la vue, une lumire trs intense fait disparatre les objets et a donc un effet analogue celui de lobscurit. Aprs avoir fix le soleil quelques instants, deux taches noires seule impression quil laisse semblent danser devant nos yeux. Le terme est utilis ici par Burke effet cest bien dun effet dont il est question, un effet grandiose, un effet qui produit une impression particulire, qui fait vivre une exprience. Newman, on le verra plus loin, accordera une place particulire Burke dans lanalyse du sublime comme le seul parmi les philosophes du sublime avoir insist sur une sparation entre le beau et le sublime. Quen est-il de cet effet quand il est le rsultat dune intentionnalit? Le cercle noir, cette tache noire semble danser devant nos yeux. Est-ce lil qui cherche la faire disparatre, faire disparatre cette impression au double sens du mot: ce qui simprime et ce que lon prouve? Le cercle noir soleil noir est une clipse, lՎclipse du monde qui figure les lments naturels et leur disparition dans lespace pictural, ce qui les contient et les fait disparatre. Il renvoie aux prcdents motifs de Newman, ce quil appelle latmosphre naturelle qui est aussi celle de la tradition quil faut quitter. Ici le rideau, lՎtau, tente de se refermer sur lui; le faisant apparatre en perspective comme pour mieux le cerner. Le cercle noir soleil noir reprsente, au sens le plus fort du mot, cest--dire rend prsent, est prsent la place de, ici le monde, la gense du monde. LՎtau se referme sur la gense du monde pour ne plus montrer quelle, ou faire apparatre la gense de luvre. La gense de luvre est dans cette apparition-disparition de celle du monde, parce quelle ne peut se faire que dans la perte. Ce mouvement de resserrement sur un motif, sur une mise en perspective, sur un vide aussi se retrouvera dans des uvres sculpturales plus tardives, dont lune est intitule Zim-Zum I (fig. 3) et date de 1969. Ce sont deux ranges de panneaux dacier comme des paravents plusieurs battants, les deux ranges sont lune en face de lautre, entre elles un espace ouvre sur une perspective extrieure. Cette sculpture, en extrieur, ne semble construite que pour laisser, un moment donn, apparatre le soleil, pour que seul lastre vienne se loger entre les deux ranges de fer sombre. La structure se referme sur lastre pour le faire voir. Le titre de cette sculpture ouvre sur la dimension mystique de luvre de Newman que nous analyserons plus loin. Le tableau ici est gense de luvre en ce quil contient en lui tous les lments de luvre venir. La rupture doit se faire, les bandes verticales gagner sur le fond et sur le cercle, lՎtau se refermer. Cest une des dernires apparitions du cercle dans luvre de Newman. Mais ce qui se donne l est aussi ce qui est en train de sՎlaborer dans une srie de textes crits entre 1945 et 1948 (au nombre de quatre: Le Problme du sujet, 1944-45; LImage plasmique, 1945; Le Nouveau Sens du destin, 1947-48; LObjet et limage, 1948). LՎvolution de ces textes mne lanne 1948, anne de laboutissement de sa pense et de lengagement de sa peinture. Les textes prcdents figurent dune certaine faon la maturit du style de la peinture de Newman. Le dernier texte est The Sublime is Now: Le Sublime, maintenant, 1948. Principaux thmes exposs dans les textes: 1. Remise en cause de lesthtique europenne Ce qui sous-tend la plupart des questions souleves par Newman dans ses textes est la remise en cause de lesthtique et de lart europen. Newman considre que lՎchec de lart et de lesthtique europens vient de l invention de la beaut par les grecs, cest--dire de cette conception de la beaut comme un idal. Idal de beaut rationnelle. Cest cette conception de la beaut que Newman va poursuivre tout au long de son analyse. Plus que lide de beaut, cest la cration de la beaut comme valeur en soi, comme un idal, que Newman remet en cause dans la pense grecque. Lidal de beaut est lide du beau, cest--dire chez Platon le beau en soi. Ce que les Grecs apportrent au dveloppement de la civilisation occidentale fut lՎtablissement de la raison comme mesure de toutes choses, ce que lon a appel la thorie des Ides de Platon qui peut se rsumer la primaut de lintelligible sur le sensible; cest en introduisant la raison dans lart que lart perdit son pouvoir et sa fonction de pntrer un contenu sublime, de pntrer le mystre de lorigine de lhomme et datteindre le sujet tragique. 2. Question du sujet Les proccupations de Newman et de ses contemporains concernaient lՎpoque cette question premire: que peindre? la question: que peindre? ny aurait-il que cette rponse: ce que vous voyez? En revisitant lhistoire de lart et ses implications aussi bien techniques quartistiques et spirituelles, Newman sinterroge sur les motifs ou les prtextes de la peinture, il sinterroge sur ce qui est peint, sur ce qui apparat sur la surface du tableau, sur ce qui est lisible immdiatement: une histoire, une image, un rcit, une forme Il sagit non seulement de se distinguer dune certaine abstraction (celle de Malevitch, Kandinsky et Mondrian) pour laquelle le sujet de lart tait la dcouverte de labstraction, tait labstraction. Mais avec cette question du sujet laquelle ni les impressionnistes ni les post)impressionnistes ne purent rpondre, ne faisant que contourner la question, un autre problme apparaissait, cՎtait de librer lart de la nature, cest--dire ne plus peindre ce que vous voyez. Le texte The Problem of Subject Matter, au-del de son caractre historique et critique, tend raffirmer la ncessit pour lart moderne de ne plus puiser dans la nature ou dans la beaut de la nature. Ce problme du sujet est le nud idologique et thique des propositions plastiques de Newman. 3. Plasmique/plastique Le sujet de la cration est le chaos () Tous les artistes, primitifs ou non, ont t amens se mesurer au chaos () Le peintre actuel nest pas intress par ses propres sentiments ni pas le mystre de sa propre personnalit, il cherche pntrer le mystre du monde. Son imagination essaie de percer les secrets mtaphysiques. En ce sens son art touche au sublime. crit Newman dans le texte The Plasmic Image en 1945. Evaluant son hritage artistique, Newman expose dans ce texte les contradictions quil peroit dans lart actuel. Il adopte le terme plasmique pour dsigner lart que ses contemporains inventent. Newman choisit dlibrment le terme plasmique qui suggre une fluidit organique auquel il oppose le mot familier plastique qui se rfre la qualit objective et visuelle des matriaux. Smantiquement les deux termes sont trs proches (tous deux drivs du grec plastikos, relatif au modelage et plasma, chose faonne), mais ils sont aussi ambivalents. Lun relatif aux organismes vivants, lautre la matire inerte. Le plasmique est vivant et actif comme le mouvement de la pense, il donne forme aux choses, alors que le plastique est passif. Cette distinction plasmique/plastique souligne de faon plus prcise la distinction plus gnrale entre labstraction telle quelle a t dfinie jusquՈ prsent et lart de labstrait qui est en train de natre. The Plasmic Image expose le langage mme de la cration, le langage originel il y a quelque chose l o il ny avait rien et cela ne pet tre fait en imitant ce qui existe dj. IL faut donc faire comme si lart navait jamais exist, mais pour cela, Newman considre quil est indispensable danalyser et de comprendre lart, danalyser ses manques et ses insuffisances, ce qui rend possible, un moment de lhistoire de lart de tout remettre en cause. Ce moment est celui qui totalise lhritage, en fait linventaire pour ne plus laccepter, pour le refuser partir de cette totalisation. Newman remonte en quelque sorte le temps en analysant dabord lart le plus proche jusquՈ lart primitif et grec. Dans ce texte cest aussi la premire occurrence du mot sublime utilis prcisment pour dfinir ce que sera la peinture du nouveau mouvement. Le terme de sublime est employ ici propos de la vrit fondamentale de la vie, qui est son sens du tragique. Le terme rejoint ce que Newman entend par sujet de la peinture. 4. Abstraction/Art de labstraction Le peintre du nouveau mouvement remet en question la nature de labstraction en faisant une distinction entre labstraction et lart de labstrait. Ce qui lintresse nest pas labstraction de la forme, mais labstraction du contenu ou, pour le dire plus nettement encore, la forme ne contient plus, do linadquation dire vrai du mot contenu. Labstraction de Newman cimente forme et contenu en une seule dcision qui ne pourra tre dite formelle que parce quelle nest pas forme dun contenu. La dcision de Newman ouvre penser le contenu dans la forme, co-prsent la forme. Le processus b-abstractif dcrit par Newman est centr sur le contenu intellectuel abstrait. Lartiste ne cherche plus crer un monde par labstraction des formes (ce qui ne donne quun art dornementation), mais cherche pntrer le mystre du monde. La premire abstraction, celle de Malevitch, Mondrian et Kandinsky, avait pour Newman cherch remettre en cause le medium pictural et ses lments fondateurs. En ce sens, le sujet tait proprement la dcouverte de labstraction. Abstraction qui na su se dfaire de lobjet, cette abstraction pure (Malevitch, Mondrian) est une abstraction qui provient du monde en ce quelle provient de la gomtrie. Cest une abstraction qui nՎchappe pas la construction mme du tableau et son dessein: imiter la nature. 5. Sublime Le sublime maintenant Le sculpteur minimaliste Donald Judd crivait en 1970 que la peinture de Barnett Newman se dfinissait uniquement par ses qualits visuelles. Dans la description quil fait du tableau de Newman intitul Vir Heroicus Sublimis (fig. 4), Judd ignore du tableau et de son titre toute possibilit symbolique ou mtaphysique et ne se proccupe que de ses proprits en tant quobjet: Vir Heroicus Sublimis fut peint en 1950 et la couleur dune des bandes a t change en 1951. La toile fait environ 2,5 mtres sur 5,5 mtres. Hormis les cinq bandes quon y voit, la toile est rouge, dun ton proche du rouge cadmium moyen. Sur la gauche, quelques dizaines centimtres du bord, on voit une rayure de 2,5 centimtres dun rouge approchant, mais de valeur diffrente ; quelques dizaines de centimtres, il y a une rayure blanche de 2,5 centimtres de large; la zone la plus large est traverse par une bande de 4 centimtres environs dun brun sombre lgrement bordeaux, qui parat noir sur ce fond rouge; quelques dizaines de centimtres encore, est trace une autre rayure semblable la premire bande sur la gauche; environ 30 centimtres avant la bordure droite du tableau, on voit une bande verticale jaune fonc, dun ocre presque pur; cest la couleur de celle-ci qui fut change. Je dcris ces bandes verticales tour tour, mais elles sont bien sr perus, ainsi que les intervalles qui les sparent, dun seul coup. Ce commentaire du tableau de Newman par Donald Judd est exemplaire dun type dinterprtation des uvres inspir du mouvement formaliste. Le texte semble avoir t crit de manire volontairement laconique pour ne porter son attention que sur les dtails de luvre, alors que dans un premier temps D. Judd admire la faon dont la peinture de Newman peut tre comprise dun seul coup en un seul regard, comme une seule image, et Judd semble en effet navoir vu et compris que cette seule image. Cette volont de rduire en quelque sorte le tableau une image, cest--dire aussi un objet apprhendable de manire raisonnable trahit lՎtonnement voire la difficult dinterprtation de luvre de Newman. Nombreuses et varies sont les interprtations qui se basent aussi bien sur lobjet-tableau en tant que ralit immdiate, que dautres sur une symbolique inspire du judasme et de la Kabbale. Dans le catalogue de la rtrospective Barnett Newman au Museum of Modern Art de New-York en 1971, qui vint ensuite en France au Grand Palais en 1972, Thomas B. Hess le biographe de Newman insiste sur la dimension spirituelle de son uvre et inscrit cette spiritualit dans la mystique juive et dans la Kabbale. Malgr sa richesse richesse du sens, du rcit cette interprtation laisse trangement de ct la peinture en tant que telle et ce nest plus la peinture que lon voit, mais ce quoi elle est suppose renvoyer; la peinture devient ds lors support ou intermdiaire, selon une tradition qui remonte aux icnes et qui, finalement, condamne aussi le tableau nՐtre quun objet (puisque ce qui est voir est ailleurs). Enfin, cette interprtation condamne galement le spirituel en linscrivant ncessairement dans le religieux: pas de spirituel sans religieux! Or, la pense esthtique de Newman, si elle prend en effet sa source dans une tradition religieuse qui est celle du judasme et de la Kabbale, souvre cependant sur de multiples orientations mthodologiques et reste surtout engage dans la philosophie et dans lart. linverse, la plupart des artistes et critiques formalistes de cette priode des annes cinquante et soixante insistrent sur limportance des proprits formelles dans la peinture de Newman, rejetant volontairement et fermement labsurde transcendance, cette reprsentation dune "ralit derrire la ralit", des uvresde Newman et de certains de ses contemporains. Ainsi, pour le critique Clement Greenberg, lart visuel doit se limiter exclusivement au donn de lexprience visuelle, sans aucune rfrence aux autres catgories dexprience . La critique formaliste dtermina le discours artistique des annes cinquante et soixante travers les textes de Greenberg dabord, mais aussi Walter Darby Bannard, Michael Fried, Rosalind Krauss ou Barbara Rose et trouva son expression dans les uvres de Reinhardt, mais aussi Stella, Carl Andre, Dan Flavin, Donald Judd ou Robert Morris. Le problme essentiel des artistes formalistes tait de donner luvre une qualit formelle objective et non illusionniste, qui ne se rfre ni au domaine de la reprsentation ni ceux de la couleur et de lespace, rejetant toutes les rfrences esthtiques des expressionnistes abstraits. Linterprtation formaliste, en dcoupant littralement le tableau, interdit une chose essentielle: sa vision en tant que globalit, en tant que totalit indivise, au sens dunit (dunitude). Cependant, le tableau nest pas ici (ni ailleurs probablement) un objet dcoupable en tranches, mais une entit comprendre, embrasser du regard. Alors, et alors seulement, la peinture se donne voir pour ce quelle est et pour ce quelle projette galement: un vnement, une exprience. Non pas une exprience limite la sphre visuelle comme la dfinit Greenberg, mais une exprience du regard, des sens et de quelque chose que lon pouvait nommer me, que lon nommera esprit ou conscience aujourdhui; une exprience esthtique pleine et entire. Linterprtation de luvre de Newman par les formalistes est ambigu en raison de la proximit formelle des uvres de Newman avec certaines uvres dartistes considrs comme formalistes (on peut penser Ad Reinhardt notamment). Cette interprtation sest fonde sur des donnes purement objectives et formelles, mais voir de cette faon luvre de Newman comme le fait Donald Judd cest faire bien peu de cas non seulement de luvre elle-mme et de son titre, mais de luvre entier et de la pense de Newman. Barnett Newman na jamais contredit ces interprtations leur vrit tout objective tant avre bien quelles oublient ce qui fonde luvre , mais il a toujours insist sur lenjeu spirituel de sa peinture. Son uvre peint en tmoigne, mais galement lensemble de ses textes thoriques ainsi que ses nombreuses critiques qui eurent une importance considrable dans lՎvolution de son uvre. Interprter Vir Heroicus Sublimis comme le fait Donald Judd, cest aussi oublier limportance que Newman accorde aux titres de ses tableaux, et celui-ci est emblmatique. Avant den venir luvre, au tableau lui-mme, son titre nous permet de pntrer la question inaugurale qui fonde luvre entier de Barnett Newman: le sublime. Parle-t-on de sublime propos de Newman parce que sa peinture voque cette notion ou parce que Newman sest dit inspir par elle? Luvre de Newman est-il sublime ou bien est-ce sa propre approche de la peinture, travers lՎtude dune tradition la fois philosophique et artistique, qui permet de parler de sublime? La question qui se pose ici est une question que la notion mme de sublime porte en elle, implique ncessairement. Pour Newman, le sublime apparat moins dans laspect de luvre que dans lintention artistique, mais cela suffit-il pour autant faire natre le sublime et, si sublime il y a, o est-il, quest-il? Cette question, toute lhistoire de la notion de sublime la met en relief: comment, en effet, faut-il penser le sublime: comme effet ou comme cause? comme spectacle ou comme sentiment? comme vnement ou comme mobile? Cette question est laisse, chez les philosophes du sublime, notamment chez Longin, Edmund Burke et Emmanuel Kant comme le suggre Newman , en suspens. Newman a probablement concouru au renouveau de la question du sublime. Il a rintroduit la notion de sublime dans le vocabulaire de lart contemporain, mais en rintroduisant cette notion presque oublie depuis le XVIIIe sicle, il a galement voulu la repenser partir et contre les philosophes du sublime eux-mmes, mais aussi contre la tradition europenne et ainsi lui donner un sens nouveau, sens qui dfinit pour Newman une dimension historique et gographique de lart. Onement I 1948: le sublime luvre En cette anne 1948, luvre peint et luvre crit se rencontrent et ne font plus quun. Newman impose ici un principe dunit: unit de la peinture, unit de la pense, unit du sujet, unit de lespace. Lapparente et extrme simplicit du tableau apparat comme une vidence et lerrance aussi bien thorique que picturale de Newman est ici djoue par cette manifestation de lՎvidence unitaire. La voie ouverte par Newman depuis le milieu des annes quarante, encore sinueuse jusquՈ prsent, devient droite, se trace comme se trace au centre de Onement I le ZIP, comme un clair, mais aussi comme une dchirure, comme une sparation et comme une union. Geste crateur par excellence o le vide prend son sens, o le chaos sorganise, la bande verticale, le ZIP est aussi ce geste sparateur, celui qui spare la lumire des tnbres. Onement I. Le tableau est l. Il est de petite dimension (69,2x41,2 cm). La peinture est marron, barre verticalement en son centre par une bande orange. Il est l, dans un espace, dans notre espace. Je sais, en le regardant, ici et maintenant, que ne plus lavoir sous les yeux cest ne plus le voir, quaucune image ne me procurera cette impression, quaucune reproduction ne sera capable de me rendre (parce que je sais que je vais le perdre) ce que je vois et prouve. Ds lors, ce quil me donne se charge de tout son poids de prsence. La description est rendue difficile par la concentration du tableau, son absolue cohrence, son unit et son unicit. Ce nest, en effet, pas un champ de couleur travers par une bande de couleur, ni une ligne qui coupe un espace vertical. Lhomognit de la peinture est telle quelle se donne voir dans sa totalit, dans sa globalit, dans le tout de son projet, de sa dimension. On a limpression de pntrer dans la peinture, enfin, dans la peinture. La couleur est solide, le fond cesse dՐtre un fond pour tre une masse paisse, prgnante, compacte de couleur o les effets ont disparu et la ligne verticale vibre, brle, tremble de la symtrie. La bande nest pas droite, elle est travaille, la couleur orange est applique au couteau sur une bande visible en dessous et laisse des traces, elle est vivante. Cette ligne, le ZIP ainsi que lappelait Newman, introduit une trange profondeur non perspectiviste, puisque lon a l quitt lespace de la perspective, donc celui de la reprsentation. Le ZIP apparat, comme un clair (noublions pas que ZIP signifie en anglais fermeture clair). Il apparat dans lՎclair de son apparition, dans la vitesse et lillumination de son apparition. clair ici au sens dillumination, mais aussi de brche temporelle, dinstant, doccurrence (selon la formulation emprunte Heidegger de Jean-Franois Lyotard) et de mouvement aussi. La bande orange du tableau illumine, claire, est la lumire; elle illumine au-del delle-mme, en dehors delle-mme, elle nillumine pas lespace du tableau, elle illumine en soi; son dessein nest pas dՎclairer, elle est lՎclairement. Elle est la lumire, non dans son action mais dans son principe. Le ZIP est lacte de concentration absolue; il ne sagit pas dune simplification, ni dune rduction, mais dune concentration. Ce qui tait dispers se trouve runi en un point, en un centre, ici une ligne. La ligne concentre les recherches de Newman, retient en sa verticalit les lments disperss de ses interrogations artistiques, philosophiques et esthtiques. Le ZIP est linstant du passage de luvre de Newman dans sa dimension propre, dans son ternit et son immobilit, dans son mouvement et sa fixit. Linstant du ZIP que le tableau Onement I manifeste est bien la concentration en un point, un lieu, un espace et un temps de ce qui fonde luvre de Newman et ce qui caractrise cet instant est quil est la fois infini et dfinitif, il advient et ne cesse dadvenir, il apparat et ne cesse dapparatre. Il est hors du temps puisquil appartient la fois au temps dans sa dure, du fait quil dure et quil en est une manifestation instantane et donc finie. Ce qui apparat proprement cest linstant de lapparition et ce qui est sublime cest cet instant. Ce qui est sublime cest que quelque chose apparaisse, naisse, jaillisse des tnbres et perdure. Le sublime, cest lՎvnement de lapparition. La lumire, non pas dans sa dure mais dans lՎvnement de son apparition, peut tre pense comme point source, comme une impression originaire au sens o lentend Husserl au 31 des Leons pour une phnomnologie de la conscience intime du temps, cest--dire comme le point source avec lequel commence la production de lobjet qui dure. Cette impression originaire est ce qui temporalise la conscience; cest--dire quՈ lorigine de la conscience il y a cette impression, impression qui se distingue par son caractre doriginarit, et la conscience, rgie par limpression originaire, va devenir un flux et ainsi dispenser la chose apparaissante. Le flux temporel qui constitue la conscience est aussi le mode de dispensation de lobjet qui va apparatre dans la temporalisation: limpression originaire est le non-modifi absolu, la source originaire de toute conscience et de tout tre ultrieurs, crit Husserl en prenant comme exemple dimpression originaire le son: le son cest ce qui reste identique soi en changeant. Limpression originaire comprend en cela le prsent, ou plus justement le maintenant; elle maintient le prsent de la chose apparaissante. Ainsi, limpression originaire qui va dispenser la chose apparaissante va maintenir la lumire, elle fait natre la lumire et ne cesse de la faire apparatre dans son apparition, ne cesse de maintenir la lumire, qui pourtant nest plus jamais dans son apparition. Quel est cet instant de lapparition de la lumire? Cest le dbut de la prsence. Fiat lux. Que la lumire soit! Le fiat lux de la Gense est le dbut du monde, le commencement, l et quand il ny avait rien. Ds lors se prsente la prsence; la lumire est prsence, rend prsent, re-prsente. Le fiat lux considr depuis Longin comme lexemple du sublime nest-il pas ds lors le commencement de la sensation de la prsence des choses, ainsi que lՎcrit Hamann: La premire explosion de la cration et la premire impression quen reut son historien; la premire apparition et la premire jouissance de la nature se rencontrent dans cette parole: Que la lumire soit! Cest ainsi que commence la sensation de la prsence des choses. Si le ZIP est ce geste qui spare la lumire des tnbres, ce geste crateur qui dsigne et concentre le temps et lespace, cest par lui que commence la sensation de la prsence des choses. Le maintien de la lumire dans son apparition est stigmatis par le geste, lacte que reprsente le ZIP; cest en cela quil est concentration absolue, il concentre dans linstant la dure, il concentre dans limmobilit le mouvement. Il est hors de lespace galement puisquil concentre la perspective et sen abstrait. Hors de lespace pictural mais manifestant lespace, le lieu, le sentiment de notre prsence au monde. Le rcit que fait Barnett Newman de cet ʎvnement que fut pour lui Onement I, lors dun entretien avec David Sylvester en 1965, est bien le rcit dun commencement: Je ne peins pas selon des systmes prconus, et ce qui arriva l cest quaprs avoir fait ce tableau je me suis arrt pour dcouvrir ce que javais fait, jai en fait vcu presque un an avec ce tableau en essayant de le comprendre. Jai ralis que javais fait une proposition qui maffectait et qui tait, je suppose, le commencement de ma vie prsente, parce quՈ partir de l je devais abandonner toute relation la nature () ce que jai ralis avec Onement I, cest que jՎtais confront pour la premire fois ce que javais fait, alors que jusqualors jՎtais capable de me retirer de lacte de peindre ou de la peinture elle-mme. Lexprience de la contemplation du tableau, dans la temporalit quelle suppose, dans la rsidence quelle engendre, est connaissance, savoir; Newman sait parce quil a vu, au sens heideggrien: Savoir, cest avoir vu, au sens large de voir, lequel est: apprhender, prouver la prsence du prsent en tant que tel. Il a vu, prouv dans le dvoilement de la peinture sa propre prsence. La contemplation du tableau est bien le commencement de la sensation de la prsence des choses, Newman y ajoute de soi. Ce qui advient de et dans la contemplation cest le sentiment de sa propre prsence, celle du peintre et a fortiori celle du spectateur. Le tableau est l, comme le peintre est l. Je suis l. Ici et maintenant. Dans cet espace et dans lespace du tableau, dans ce temps, en tant quinstant et que dure, dans ce monde. Le tableau me renvoie la sensation de ma prsence au monde, dans le monde. Il y a quelque chose de particulier dans ce rcit du commencement et dans son droulemen. Le temps de la contemplation, le temps entre lexcution du tableau et sa reconnaissance en tant quՎvnement apparat comme une mise en suspens. Ce que Newman sait, au sens heideggrien, cest que quelque chose advient, monte, sՎveille la conscience. Cette mise en suspens de lՎvnement permet lՎveil la conscience, lautorise; la conscience dune confrontation multiple: soi et lacte pictural. Ou plutt une confrontation lacte pictural qui renvoie soi. Avec ce tableau, quelque chose se passe, la reconnaissance de soi comme autre. La dcouverte formelle de cette mise en suspens de lՎvnement, cest labandon de la nature. Sur le modle de la rvlation de Kandinsky, Newman dcouvre que la nature ne peut servir labstraction, comme lobjet, pour Kandinsky, nuisait au tableau. Newman ajoute dans lentretien avec David Sylvester que les abstractions de Kandinsky sont des peintures de la nature: cest--dire que les formes, quel que soit leur degr dabstraction, renvoient mtaphoriquement la nature (les triangles ou les cercles peuvent tre des bouteilles, des arbres ou des immeubles). Abandonner la nature ne signifie pas pour Newman se sparer de la vie. Il labore une position abstraite travers une distinction nature/vie dans laquelle la nature suggre la beaut et la vie, le sublime. Mais cette vie nest plus la vie grouillante de formes des origines de la cration, ni la vie dans sa dimension tragique au sens mythologique, mais la vie au sens humain. Vie ici, pour dire la prsence de soi soi. Le dernier texte thorique de Newman explore cette dimension vitale de lart qui soppose au dsir de beaut qui jusqualors prvalait dans lart. La pense de Newman trouve ici son aboutissement, ce quil a essay de thoriser dans ses textes prcdents est enfin expos. Le projet semble dmesur: crer un art sublime; peut-tre faudrait-il dire: crer un art abstrait qui suggre le sublime, bien que ce ne soit pas lenjeu formel de labstraction qui prside aux recherches et interrogations de Newman. Le texte The Sublime is Now est une critique de la manire dont lexigence de rationalit occidentale a clips la position originaire de lindividu subjectif. Cest dans cette position originaire, dans le mystre de lorigine de lhomme et dans sa condition tragique que sinstitue le sublime newmanien. La critique de Newman sՎtend sur lensemble de lhistoire de lart, il survole ainsi les diffrents moments de lart occidental: lՎtablissement par les Grecs des canons de la beaut esthtique (lidal de beaut) qui cra un obstacle au sublime dans lart occidental; les erreurs des auteurs traditionnels sur le sublime qui dfendaient un pseudo-sublime conceptualis de manire objective; le spiritualisme sanctionn du Gothique et du Baroque qui seuls auraient pu crer un art sublime; lexception de Michel-Ange; laccent mis par les impressionnistes sur les lments objectifs qui influencrent lart moderne et, enfin, la dpendance de labstraction envers les dcouvertes impressionnistes qui naboutit quՈ une idologie dogmatique. On serait tent de dire que lesthtique newmanienne est une esthtique ngative (en rfrence Adorno) en ce sens quelle se construit contre: contre lensemble de la tradition europenne, contre lexigence de rationalit de la pense occidentale, contre lart moderne, contre le formalisme; mais Newman sinscrit plus dans un processus cartsien (celui de la table rase) ou hglien (celui du systme) dans lesquels il sagit de repenser lhistoire, celle des vnements, des penses, des formes et des ides pour pouvoir penser par soi, en soi, individuellement. Ainsi sachve The Sublime is Now: Je crois quici, en Amrique, certains dentre nous, librs du poids de la culture europenne, sont en train de trouver la rponse, en niant compltement que lart soit concern dune quelconque manire par le problme de la beaut et de lendroit o la trouver. La question qui se pose maintenant est de savoir comment, si nous vivons dans une poque sans lgendes ou mythes quon puisse appeler sublimes, si nous refusons dadmettre lexaltation ne des pures relations, si nous refusons de vivre dans labstrait, pourrions-nous crer un art sublime? Nous raffirmons le dsir naturel de lhomme pour lexalt, pour un souci de recherche des motions absolues. Nous navons pas besoin des appuis dsuets dune lgende dmode et antique. Nous crons des images dont la ralit est auto-vidente et qui sont dpourvues des soutiens et des supports qui voquent les associations avec des images dmodes la fois sublimes et belles. Nous nous librons des entraves de la mmoire, de lassociation, de la nostalgie, de la lgende, du mythe, qui ont t les devises de la peinture occidentale. Au lieu de btir des cathdrales partir du Christ, de lhomme ou de la "vie", nous (les) btissons partir de nous-mmes, de nos propres motions. Limage que nous produisons est celle auto-vidente de la rvlation, relle et concrte, qui peut tre comprise par quiconque la regardera sans les lunettes nostalgiques de lhistoire. Newman fait remonter lerreur et lՎchec de lart et de lesthtique europens linvention de la beaut par les Grecs, cest--dire cette conception de la beaut comme un idal. Idal de beaut rationnelle. Cest cette conception de la beaut que Newman va poursuivre tout au long de son analyse. Plus que lide de beaut, cest la cration de la beaut comme valeur en soi, comme un idal, que Newman remet en cause dans la pense grecque. Lidal de beaut est lide du beau, cest--dire chez Platon le beau en soi: Il existe un beau en soi qui orne toutes les autres choses et les fait paratre belles quand cette forme sy est ajoute, dit Socrate dans Hippias majeur. Forme ici veut dire ide. Ce que les Grecs apportrent au dveloppement de la civilisation occidentale fut lՎtablissement de la raison comme mesure de toutes choses, ce que lon a appel la thorie des Ides de Platon, qui peut se rsumer la primaut de lintelligible sur le sensible ; cest en introduisant la raison dans lart que lart perdit sa capacit de pntrer un contenu sublime, de pntrer le mystre de lorigine de lhomme et datteindre le sujet tragique. Cest en introduisant la raison dans lart que lessence de lart primitif, le dsir naturel de lhomme dexprimer dans lart sa relation lAbsolu, fut identifi aux absolutismes de crations parfaites. En dautres termes, quand lart perdit son lien originaire avec le mystre de lhomme et sa condition tragique (comme dans le symbolisme gyptien) et fut soumis aux exigences de la raison, lhomme perdit les moyens dexprimer par lart sa propre comprhension du monde: une comprhension individuelle et immdiate du monde et du mystre de son origine. Lart cesse dՐtre lexpression de la peur, voire de la terreur face linconnaissable, linexorable, limmensit, expression qui tait une faon personnelle daffirmer lՐtre dans son individualit. La production artistique ne fut plus lincarnation dune certaine vision du monde (comme ce fut le cas dans les cultures primitives ou dans la culture gyptienne), mais devait reflter la valeur autonome et ftichise de la beaut le ftiche de la qualit. Ce qui primait tait ce ftiche de la qualit qui carta les intentions de lartiste au profit dune parfaite adquation avec certains canons tel celui de la beaut et ce ftiche de la qualit se transforma peu peu en une simple qualit formelle. Le destin de lhistoire de lart se joue donc dans le cadre de la raison occidentale, dans lՎvolution de ces canons de beaut et de ces qualits formelles. La position dfendue par Newman ds les premires lignes du texte renvoie au dualisme philosophique tel quil a t pos par les Grecs. Dualisme philosophique qui a en quelque sorte fond la philosophie et la pense occidentales. Les interrogations newmaniennes rejoignent la position de Nietzsche dans La Naissance de la tragdie pour qui Socrate et Platon taient responsables dun long processus de dcadence, la dcadence dualiste qui a mis fin la conception tragique du monde. lorigine de cette dcadence, la sparation: du sensible et de lintelligible, de lapparence et de la ralit, de lart et de la vie; sparation qui a pour fondement lesprit scientifique: Car la question qui nous occupe ici est de savoir si la puissance contre laquelle la tragdie sest brise a suffisamment de forces pour interdire tout jamais dans lart le retour de la tragdie et de la conception tragique du monde. Si ce qui a dvoy lancienne tragdie, cest limpulsion dialectique au savoir et loptimisme scientifique, on pourrait conclure quil existe un ternel combat entre conception thorique et conception tragique du monde et quil ne sera possible desprer une renaissance de la tragdie que du jour o lesprit scientifique aura atteint ses limites et o, la preuve en tant administre, sa prtention une validit universelle sera anantie. Lesprit tragique des Grecs davant leur propre dcadence cesse de souffler mesure que la science, lide de progrs et le dsir des belles formes, des formes parfaites saffirment dans la civilisation socratique travers la figure de lhomme thorique. Ainsi, pour Nietzsche, la connaissance, le savoir ne sont que des illusions pour rpondre au tragique questionnement de lexistence; un tragique auquel les mythes et lesprit dionysiaque sont seuls capables de rpondre. travers la civilisation socratique, Nietzsche remet en cause la Science et la Morale comme fondement de la modernit. Celle-l mme que Barnett Newman a comme projet de repenser partir du dualisme. Ce nest pas lhistoire comme discipline que Newman remet en cause, mais plutt la capacit de lhistoire absorber et faire disparatre ce qui ne peut se penser dans un systme dualiste. Ainsi lhistoire de lart a-t-elle privilgi le beau comme valeur formelle, comme instrument de mesure. Cependant, Newman isole deux mouvements dans lhistoire de lart qui offraient la possibilit dune formulation sublime en insistant sur la primaut de lesprit humain contre la substance matrielle au sein de la cration artistique. Et Newman crit que, dans le gothique et le baroque, le sublime consiste en un dsir de dtruire la forme, o la forme peut tre informe. Seuls mouvements dans lhistoire de lart qui tentrent dՎchapper au dsir de forme parfaite, cette insistance esthtique consistant chercher le sens de lexaltation dans la forme parfaite. Il est important de noter que les deux mouvements de lhistoire de lart retenus par Newman dans cette qute de la possibilit dun art sublime correspondent des priodes dintense ferveur religieuse. Le contexte spirituel de ces deux priodes fournit aux artistes la possibilit dՐtre apprcis non pas pour la qualit formelle de leurs uvres, mais pour leurs intentions, pour le contenu spirituel de leurs uvres. Newman reconnat ainsi deux poques o les uvres dart relevaient plus dune intention dՎvocation religieuse que dun souci formel. La question de la forme est ici particulire et il faut insister sur une distinction formel/formaliste car il ne sagit pas pour Newman de revendiquer une absence de forme (dans un sens conceptuel), mais plutt de faire la critique dun art dont les implications et la finalit ne seraient que formelles. Plutt que dun rejet de lintellectualisme, il sagit aussi ici dun dsir de renouveau de linspiration spirituelle. travers lart gothique, la sublimit du message chrtien (avr) ne dpend plus de son apparence formelle, il parvient donc rendre la forme informe. La priode baroque est elle aussi domine par une atmosphre spirituelle, laissant libre cours la sensibilit et la fantaisie, elle permet lartiste dexprimer sa propre vision du monde et se distingue en cela du classicisme, ainsi que le note Eugenio dOrs dans son ouvrage Du baroque: peine lintelligence rompt-elle ses lois que la vie recouvre son privilge. Ds que la discipline perd son caractre canonique, la spontanit revt une certaine divinisation. Tout classicisme tant, par la loi, intellectualiste est, par dfinition, normal, autoritaire. Tout baroquisme tant vitaliste, est libertin, et traduit un tat dabandon et de vnration devant la force. Cest pourquoi le classicisme est aussi appel humanisme, en dnomination presque synonyme. Le baroque, en revanche, a un sens cosmique, bien nettement rvl par le fait de son ternelle prdilection pour le paysage. Il est encore une fois question de vie, de la vie et de son sens cosmique laquelle sopposent les lois de lintelligence. Lart baroque et lart gothique furent les sources majeures dun style international qui sest tendu lEurope entire (mme au-del de lAtlantique pour le Baroque), ce qui ne fut pas le cas pour la Renaissance. Pour Newman, la Renaissance incarne le problme de lart sublime dans le monde moderne parce quՈ cette priode le renouveau des idaux de la beaut grecque imposait aux artistes la tche de r-exprimer une lgende chrtienne admise en termes de beaut absolue, contre lextase gothique originelle qui concernait lՎvocation de la lgende de lAbsolu. La critique de Newman porte bien sur la forme de beaut donne au contenu spirituel. Que lhistoire nait tent de transmettre un contenu spirituel, une lgende transcendantale que par la beaut et ses canons constitue pour Newman une rduction formaliste de lart. La Renaissance renoue avec les idaux grecs (le ftiche de la beaut et celui de la qualit); et le succs de lart de la Renaissance contre celui du gothique ou du baroque participe de cette erreur originelle, nombre dhistoriens dart y trouvant une certaine forme de perfection, privilgiant l encore plus la forme la qualit formelle que le contenu le contenu spirituel. Les Rflexions critiques sur la posie et sur la peinture de lAbb du Bos en tmoignent au dbut du XVIIIe sicle: A la fin du XVe sicle la peinture, qui sacheminait vers la perfection pas si tardifs que sa progression tait comme imperceptible, y marcha tout coup pas de gant. La peinture encore gothique a commenc les ornements de plusieurs difices, dont les derniers embellissements sont les chefs-duvres de Raphal et de ses contemporains. Le cardinal Jean de Mdicis, qui ne vieillit point sous le chapeau, puisquil fut fait pape trente-sept ans, renouvela la dcoration de lՎglise de Saint-Pierre in Montorio, et il commena dy faire travailler peu de temps aprs quil eut reu la pourpre. Les chapelles qui sont main gauche en entrant, et qui furent faites les premires, sont ornes douvrages de peinture et de sculptures dun got mdiocre, et qui tient encore du gothique. Mais les chapelles qui sont vis--vis furent ornes par des ouvriers quon compte parmi les artisans de la premire classe. Ces rflexions ne sont quun exemple parmi dautres de lexigence de rationalit de la pense occidentale qui se traduit dans lart de la Renaissance jusquau XVIIIe sicle. Newman relve pourtant une exception: Michel-Ange semble avoir t le seul ouvrir le chemin vers un art sublime. Laccent est mis, dans son uvre, sur la sculpture plutt que sur la peinture, parce que les peintres de la Renaissance qui contrlaient parfaitement les techniques de reprsentation choisirent de dguiser lextase traditionnelle en favorisant les objets lgants et les belles formes, ce qui implique un abandon partiel ou total du contenu. La peinture de la Renaissance volue en fait dans un espace illusionniste construit de belles couleurs, de belles formes, allant jusquՈ reprsenter le drame du Christ sur une scne de riches velours. En ce sens, le choix de Michel-Ange rvle sa distinction par rapport lart de la Renaissance, la sculpture gardant lintgrit du matriau et ne permettant pas de dbordements illusionnistes. Si Newman voit dans lart de Michel-Ange un art qui permet laccs au sublime, ouvre le chemin pour un art sublime, cest quil retrouve dans la ncessit prouve par Michel-Ange de btir une cathdrale partir de lhomme, lՎquivalent de son projet de btir des cathdrales partir de soi-mme, partir de ses propres motions. Newman reconnat dans lart de Michel-Ange ce dsir, ce besoin de remonter jusquaux origines de la cration. Ce que de nombreux critiques reprochrent Michel-Ange, sa terribilt, serait une tape avant le sublime. Les traits qui dterminaient la terribilt de Michel-Ange: lextravagance, la dmesure et le refus de la simple beaut, sont dune certaine faon des conditions daccs au sublime. Newman le reconnatra et en cela le sublime newmanien nest pas sans parent avec les catgories burkiennes du sublime que nous analyserons plus loin. La terribilt est aussi lexpression passionne dune inquitude spirituelle dont, par ailleurs, les pomes de Michel-Ange tmoignent: Je voudrais bien vouloir ce que je ne veux pas, Seigneur, mais entre feu et cur, comme une glace se glisse, qui teint le feu; ds lors ma plume sՎloigne de mes actes et ma feuille ment. Je Taime de la langue, mais je me dsole quAmour natteigne pas mon cur et ne sais comme ouvrir la porte la Grce pour quelle imprgne ce cur et quelle en chasse tout cruel orgueil. Ah Seigneur, perce cet cran! Abats ce mur, que sa massivit ne fasse plus obstacle au soleil de ta lumire, teinte en ce monde! Ce flambeau qui nous fut annonc, envoie-le ta belle pouse afin que mon cur brle et nՎprouve aucun trouble et ne sente que Toi! Michel-Ange, dans ce Sonnet spirituel en appelle la puissance divine pour briser les lois strictes de limmobilit et de la massivit de la pierre, cet cran, cet obstacle Sa lumire. Nest-ce pas l le dsir de dtruire la forme, ou mieux, de la traverser, de traverser lՎcran? La terribilt de Michel-Ange est le tmoignage quon ne peut atteindre le sens de lAbsolu travers la perfection formelle dՐtres physiques (lidal grec) ou travers ladhsion une doctrine ordonne de transcendance (lidal mdival) mais par la conscience du besoin qua chacun de transcender les limites matrielles du monde physique, cest--dire dune certaine faon lever lhomme prs de la majest divine. Malgr la magistrale contribution de Michel-Ange la possibilit de crer un art suggrant le sublime, la peinture continua dans sa joyeuse recherche dun art voluptueux, jusquaux temps modernes, poursuit Newman dans son parcours historique la recherche dun art sublime ou capable de suggrer le sublime. Newman continue avec les impressionnistes qui tentrent de dtruire la rhtorique de la beaut. Pourtant, si la tentative des impressionnistes tait de dtruire la beaut en se dbarrassant des notions de beaut de la Renaissance, ils nen atteignirent pas pour autant un art sublime. Il ne suffit donc pas de dtruire la beaut, de se dbarrasser des notions de beaut (grecques ou de la Renaissance) ou de rsoudre les problmes techniques ayant trait au mdium pictural pour crer ou pour quapparaisse le sublime, pour que lart soit sublime; il faut aussi que luvre, lart soit le tmoignage dune recherche intrieure, dune pense, dune inquitude, dune qute du sens cach de la vie. Les impressionnistes taient trop proccups par la dcouverte dune nouvelle ide, lide que la lumire est couleur, pour prendre en compte le dessin et le sujet. Les impressionnistes ont ainsi dtermin la direction de lart moderne en plaant la dimension esthtique subjective sur une base objective solide. Lart moderne depuis les impressionnistes na donc fait que reprendre lidal de beaut grec puis limagerie de la Renaissance. La proposition de Newman est claire; tenant compte des erreurs passes et des dcouvertes techniques, la nouvelle peinture amricaine se propose de crer un art sublime par un contenu sublime, un souci de recherche des motions absolues et, dune certaine faon, de formuler une nouvelle thorie du sublime contre (cest--dire la fois proche et en opposition) celles de Longin, Kant et Hegel (Burke tient une place part dans la critique de Newman) qui, dans le cadre de la raison occidentale, nont pas su tablir un concept de sublime indpendant de celui du beau, saccordant tous pour dire que le sublime tait plus profond que la beaut, mais concevant cette profondeur comme une autre forme de contemplation dsintresse. Newman commence son argumentation visant une nouvelle conception positive du sublime en critiquant les thories traditionnelles. Il dcrit son ddain pour lide que le sublime pourrait se donner dans une perfection abstraite de forme, dans une apprhension modle de la forme ou dans un compte rendu systmatis de comprhension, modalits qui chouent reflter ce dsir naturel de lhomme pour lexalt, et le fait que ce sens de lexalt soit toujours conditionnel, dpendant des conditions concrtes qui dterminent la vie et le point de vue de chaque individu. Il faut cependant se garder de considrer le sublime newmanien comme totalement in-formel, ou d-formou encore hors forme; sil y a un souci de la forme chez Newman, et son engagement pictural en est le reflet, il est dans la recherche dune simplicit: ni dune puret, ni dune perfection formelle, ni dune abstraction absolue, mais dune simplicit du geste, de lacte, de la peinture et de ce quelle convoque. Ce que le texte The Sublime is Now traverse dans cette vocation de lhistoire de lart semble se dessiner dans la peinture de Newman. Avec Onement I, Newman trouve une alternative la beaut, lobjet, lobjet transcendant que lintentionnalit visait. La vise intentionnelle prend ici, dune certaine faon, conscience de sa dimension inopratoire et se dprend de lobjet intentionnel. Dans un mme mouvement, lintentionnalit se dprend de la logique de la mimesis et de la reprsentation. Le sublime newmanien trouve enfin sa voie, plus dans le tableau Onement I que dans le texte lui-mme. La question du sublime Les nouveaux tableaux seront philosophiques. Barnett Newman Ils abordrent la question du sublime. Certains objets sont deux-mmes sublimes, le fracas dun torrent, des tnbres profondes, un arbre battu par la tempte. Un caractre est beau quand il triomphe, et sublime quand il lutte. - Je comprends, dit Bouvard, le Beau est le Beau, et le Sublime est le trs beau. Comment les distinguer? - Au moyen du tact, rpondit Pcuchet. - Et le tact, do vient-il? - Du got! - Quest-ce que le got? On le dfinit un discernement spcial, un jugement rapide, lavantage de distinguer certains rapports. - Enfin le got cest le got, - et tout cela ne dit pas la manire den avoir. Flaubert, Bouvard et Pcuchet Flaubert, la fin du XIXe sicle, indique la fin dune considration pour le sublime comme un concept ou une catgorie esthtique propre manifester la dimension mtaphysique de lart. Le constat que fait Flaubert est que le sublime sest rduit un au-del du beau, un superlatif du beau dont lobjet est le spectacle de la nature (grandiose) ou la force morale de lhomme, et que pour le distinguer il faut une qualit, une aptitude particulire et pourtant indtermine (secrte, magique?), un discernement spcial, le got. Cette indistinction (entre beau et sublime), cette indtermination dans laquelle se trouve plong le sublime la fin du XIXe sicle est lie aux contradictions et aux paradoxes qui constituent son histoire et que Barnett Newman interroge dans son texte The Sublime is Now. Tchons ds prsent dՎtablir une gnalogie philosophique du sublime, mais non pas partir de lhistoire de la philosophie elle-mme ni de lesthtique les ouvrages sur ce thme abondent en qualit et en quantit , mais dՎtablir une gnalogie du sublime partir de la critique newmanienne, permettant ainsi de mettre jour les lments du sublime newmanien. Le principe fondateur dune critique newmanienne du sublime est la lutte morale entre les notions de beaut et le dsir de sublimit, cest--dire la fois la confusion entre beau et sublime qui, on le verra, une exception prs constitue le sublime dans sa tradition, mais aussi la dimension morale dans laquelle sinscrit le sublime. La critique de cette confusion et de cette lutte morale est le signe dune remise en cause de lesthtique philosophique. Cest lhistoire de la pense occidentale qui est ainsi stigmatise par la volont de surmonter le dualisme sujet/objet, ou encore, en termes platoniciens, le dualisme sensible/intelligible. trangement, lhistoire du sublime semble tre la tentative dune rponse ce dualisme et ce que Newman note est peut-tre bien cet chec de la pense occidentale surmonter le dualisme primitif ou antique. Ainsi dbute le texte The Sublime is Now: Linvention de la beaut par les Grecs, cest--dire le postulat de la beaut comme idal, a t lՎpouvantail de lart europen et des philosophies esthtiques europennes. Le dsir naturel de lhomme dexprimer dans lart sa relation lAbsolu fut identifi et confondu aux absolutismes de crations parfaites au ftiche de la qualit , les artistes europens furent continuellement impliqus dans cette lutte morale entre les notions de beaut et le dsir de sublimit. La confusion apparat nettement chez Longin qui, en dpit de sa connaissance de lart non grec, na pas pu se dgager de ses attitudes platoniciennes concernant la beaut, du problme de valeur, le sentiment dexaltation devint ainsi, pour lui, synonyme de formulation parfaite une rhtorique objective. Mais la confusion se poursuit chez Kant, avec sa thorie de la perception transcendante, selon laquelle le phnomne est plus que le phnomne; et chez Hegel qui construit une thorie de la beaut, dans laquelle le sublime est au sommet dune structure de genres de beaut, crant de cette faon une gamme de hirarchies dans un jeu de relations la ralit qui est compltement formelle. (Seul Edmund Burke insiste sur une sparation. Mme si elle est simple et primitive, elle est claire et il serait intressant de savoir de quelle faon les surralistes furent influencs par elle. Pour moi, Burke se lit comme un manuel surraliste). Le sublime (en latin sublimis, de sublimare, ʎlever) suggre lՎlvation du sujet, la grandeur, le gnie mais aussi le grandiose spectacle de la nature, cest--dire lՎquivalent du mtaphysique dans le sensible; peut-tre un lieu de rencontre possible entre le physique et le mtaphysique, entre le sensible et lintelligible. Le sublime apparat comme la tentation du grand, du haut, de lau-del, de ce qui sՎlve au-dessus mais, et cest ce que Newman rejette dans cette tradition, cette tentation du grand, du haut, de lau-del suggre, ds lors quelle est pose, un tat antrieur dpasser: le beau. Lhistoire du sublime est lhistoire dune lente dchance (au sens de chute) du concept raval au beau. Les difficults philosophiques penser le sublime comme lment sensible dans la sphre intelligible ou comme lment intelligible dans la sphre du sensible ont eu raison de sa spcificit. linstar dIcare, est-il tomb davoir voulu voler trop haut, trop prs du soleil? Lhistoire du sublime est lhistoire de la rduction du sublime une modalit du beau. Ce que semble penser Newman cest que lՎchec de la pense occidentale consiste en son incapacit avoir russi maintenir un concept en quilibre instable dont la proprit tait de briser la conception dualiste du monde et de la pense. Il tait plus facile finalement de ravaler le sublime au beau que de continuer le penser dans son espace particulier dentre-deux. Il tait plus facile finalement de choisir le camp (puisquil sagit dune lutte) de la perfection formelle (englobant lexaltation) que celui de la seule exaltation dans une forme. Cette exaltation est pourtant prsente ds lorigine: Car, par nature en quelque sorte, sous leffet du vritable sublime, notre me sՎlve, et, atteignant de fiers sommets, semplit de joie et dexaltation, comme si elle avait enfant elle-mme ce quelle a entendu.