Exemplier de l’introduction Victor Hugo, Les Rayons et les Ombres (1840), « Fonction du poète » Le poète en des jours impies Vient préparer des jours meilleurs. II est l'homme des utopies, Les pieds ici, les yeux ailleurs. C'est lui qui sur toutes les têtes, En tout temps, pareil aux prophètes, Dans sa main, où tout peut tenir, Doit, qu'on l'insulte ou qu'on le loue, Comme une torche qu'il secoue, Faire flamboyer l'avenir ! Charles Baudelaire, L'Art romantique, 1869, « Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains » : Or qu'est-ce qu'un poète […] si ce n'est un traducteur, un déchiffreur ? Arthur Rimbaud, Une Saison en enfer (1873), « Adieu »   Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! Suis-je trompé ? la charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ? Enfin, je demanderai pardon pour m'être nourri de mensonge. Et allons. Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ? […] Il faut être absolument moderne. Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n'ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !... Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul. Cependant c'est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c'est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, - j'ai vu l'enfer des femmes là-bas ; - et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps. » Jérôme Thélot, La poésie précaire. Paris : Presses Universitaires de France, 1997, p.9 Mais, désormais moderne, c'est-à-dire sans les dieux, la poésie est précaire, le sens étymologique de ce mot étant ici ranimé dans son acception courante. Précaire, du latin precari veut dire : obtenu par la prière, donc permis par une puissance supérieure, donc susceptible d’être retiré, par conséquent fragile et pauvre. Précaire est la poésie moderne en ceci qu’elle tient à la prière impriable, en ceci qu’elle est l’essentielle pauvreté défaite de l’oraison. Philippe Jaccottet, Éléments d’un songe (1961) Vous commencerez peut-être également à comprendre que la poésie aujourd’hui, est d’autant moins mensongère que l’on y sent mieux cette précarité presque risible du chant, l’incertitude, l’effroi, le dénuement de celui qui s’est obstiné à le poursuivre. Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard, le 13 mai 1871 […] votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. Un jour, j’espère […] je verrai dans votre principe la poésie objective […] Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. […] Je est un autre. Stéphane Mallarmé, Divagations (1897), « Crise de vers » […] la forme appelée vers est simplement elle-même la littérature ; que vers il y a sitôt que s’accentue la diction, rythme dès que style. Filippo Tommaso Marinetti, Le Monoplan du Pape. Roman prophétique en vers (1912), extraits du « Chant I »  1. Un aviateur exprime son émotion à survoler l'Italie dans la puissance et le fracas du moteur, éprouvant un sentiment de force multipliée, participant aux éléments, luttant avec eux en égal. Enfin mon cœur, mon grand cœur futuriste a vaincu sa rude bataille millénaire contre les barreaux du thorax. Mon cœur vient de bondir hors de ma poitrine. C'est lui, c'est lui, qui me soulève et qui m'emporte avec son tourbillon sanguinolent d'artères. Tournoyante hélice épouvantable ! Je suis fondu avec mon monoplan, Je suis la vrille colossale qui perce l'écorce pétrifiée de la nuit, Plus fort ! toujours plus fort ! 2. Il survole l'Etna, son « père le volcan » (symbolisant la puissance éruptive de la pensée) Gare à ceux qui s'endorment en adorant la trace des ancêtres sous les calmes feuillages de la Paix ! Je ne respecte rien, ni les ruines de la pierre, ni les ruines de la chair. Mon souffle pousse au hasard par pelletées les vaincus et les lâches dans leurs tombeaux, seuls sillons que leurs pieds ont creusés, pioches méthodiques ! Guerre ou révolte, vous n'avez qu'à choisir !... Grandes fêtes du feu, dont s'honore le monde ! Filippo Tommaso Marinetti, L’Imagination sans fils et les mots en liberté (1913), « La verbalisation abstraite » J'entends par verbalisation abstraite l'expression de nos divers états d'âme moyennant des bruits et des sons sans signification précise, spontanément organisés et combinés. Un exemple : j'ai exprimé les différentes sensations de vitesse et de direction d'une personne en automobile par la verbalisation abstraite suivante : mocastrinar fralingaren doni doni doni X X + X vronkap vronkap X X X X X angolô angoli angolà angolin vronkap + diraor diranku falaso falasôhhhh falasô picpic viaAAAlv viamelokranu bimbim nu rang = = = = + = rarumà viar viar viar Document ci-contre : Filippo Tommaso Marinetti, Zang Tumb Tumb (1914), « TUUUUM » Jules Romains, La Vie unanime (1908), «  Qu’est-ce qui transfigure ? » Qu'est-ce qui transfigure ainsi le boulevard ? L'allure des passants n'est presque plus physique ; Ce ne sont plus des mouvements, ce sont des rythmes Et je n'ai plus besoin de mes yeux pour les voir. L'air qu'on respire a comme un goût mental. Les hommes Ressemblent aux idées qui longent un esprit. D'eux à moi rien ne cesse d'être intérieur ; Rien ne m'est étranger de leur joue à ma joue Et l'espace nous lie en pensant avec nous. Guillaume Apollinaire, L’Esprit nouveau et les poètes (1917), extraits 1. « L'esprit nouveau qui s'annonce prétend avant tout hériter des classiques un solide bon sens, un esprit critique assuré, des vues d'ensemble sur l'univers et dans l'âme humaine, et le sens du devoir qui dépouille les sentiments et en limite ou plutôt en contient les manifestations. Il prétend encore hériter des romantiques une curiosité qui le pousse à explorer tous les domaines propres à fournir une matière littéraire qui permette d'exalter la vie sous quelque forme qu'elle se présente. Explorer la vérité, la chercher, aussi bien dans le domaine ethnique, par exemple, que dans celui de l'imagination, voilà les principaux caractères de cet esprit nouveau. Cette tendance du reste a toujours eu ses représentants audacieux qui l'ignoraient; il y a longtemps qu'elle se forme, qu'elle est en marche. Cependant, c'est la première fois qu'elle se présente consciente d'elle-même. » « L'esprit nouveau admet donc les expériences littéraires même hasardeuses, et ces expériences sont parfois peu lyriques. C'est pourquoi le lyrisme n'est qu'un domaine de l'esprit nouveau dans la poésie d'aujourd'hui, qui se contente souvent de recherches, d'investigations, sans se préoccuper de leur donner de signification lyrique. » « Les poètes enfin seront chargés de donner par les téléologies lyriques et les alchimies archilyriques un sens toujours plus pur à l'idée divine, qui est en nous si vivante et si vraie, qui est ce perpétuel renouvellement de nous-mêmes, cette création éternelle, cette poésie sans cesse renaissante dont nous vivons. » 2. « Ne croyez pas toutefois que cet esprit nouveau soit compliqué, languissant, factice et glacé. Suivant l'ordre même de la nature, le poète s'est débarrassé de tout propos ampoulé. Il n'y a plus de wagnérisme en nous et les jeunes auteurs ont rejeté loin d'eux toute la défroque enchantée du romantisme colossal de l'Allemagne de Wagner, autant que les oripeaux agrestes de celui que nous avait valu Jean-Jacques Rousseau. » « Mais généralement vous ne trouverez pas en France de ces "paroles en liberté" jusqu'où ont été poussées les surenchères futuristes, italienne et russe, filles excessives de l'esprit nouveau, car la France répugne au désordre. » 3. Apollinaire distingue le nouveau de la modernité technique, du « progrès » : « Tant que les avions ne peuplaient pas le ciel, la fable d'Icare n'était qu'une vérité supposée. Aujourd'hui, ce n'est plus une fable. » « Mais le nouveau existe bien, sans être un progrès. Il est tout dans la surprise. L'esprit nouveau est également dans la surprise. C'est ce qu'il y a en lui de plus vivant, de plus neuf. La surprise est le plus grand ressort nouveau. C'est par la surprise, par la place importante qu'il fait à la surprise que l'esprit nouveau se distingue de tous les mouvements artistiques et littéraires qui l'ont précédé. » 4. « L'esprit nouveau exige qu'on se donne de ces tâches prophétiques. C'est pourquoi vous trouverez trace de prophétie dans la plupart des ouvrages conçus d'après l'esprit nouveau. Les jeux divins de la vie et de l'imagination donnent carrière à une activité poétique toute nouvelle. C'est que poésie et création ne sont qu'une même chose ; on ne doit appeler poète que celui qui invente, celui qui crée, dans la mesure où l'homme peut créer. Le poète est celui qui découvre de nouvelles joies, fussent-elles pénibles à supporter. On peut être poète dans tous les domaines: il suffit que l'on soit aventureux et que l'on aille à la découverte. Le domaine le plus riche, le moins connu, celui dont l'étendue est infinie, étant l'imagination, il n'est pas étonnant que l'on ait réservé plus particulièrement le nom de poète à ceux qui cherchent les joies nouvelles qui jalonnent les énormes espaces imaginatifs. Le moindre fait est pour le poète le postulat, le point de départ d'une immensité inconnue où flambent les feux de joie des significations multiples. Il n'est pas besoin pour partir à la découverte de choisir à grand renfort de règles, même édictées par le goût, un fait classé comme sublime. On peut partir d'un fait quotidien: un mouchoir qui tombe peut être pour le poète le levier avec lequel il soulèvera tout un univers. On sait ce que la chute d'une pomme vue par Newton fut pour ce savant que l'on peut appeler un poète. C'est pourquoi le poète d'aujourd'hui ne méprise aucun mouvement de la nature, et son esprit poursuit la découverte aussi bien dans les synthèses les plus vastes et les plus insaisissables: foules, nébuleuses, océans, nations, que dans les faits en apparence les plus simples : une main qui fouille une poche, une allumette qui s'allume par le frottement, des cris d'animaux, l'odeur des jardins après la pluie, une flamme qui naît dans un foyer. Les poètes ne sont pas seulement les hommes du beau. Ils sont encore et surtout les hommes du vrai, en tant qu'il permet de pénétrer dans l'inconnu, si bien que la surprise, l'inattendu est un des principaux ressorts de la poésie d'aujourd'hui. Et qui oserait dire que, pour ceux qui sont dignes de la joie, ce qui est nouveau ne soit pas beau ? » 5. « L'esprit nouveau est avant tout ennemi de l'esthétisme, des formules et de tout snobisme. Il ne lutte point contre quelque école que ce soit, car il ne veut pas être une école, mais un des grands courants de la littérature englobant toutes les écoles ». Blaise Cendrars, La Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France (1913) Première séquence du poème En ce temps-là, j'étais en mon adolescence J'avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance J'étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance J'étais à Moscou1 dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares Et je n'avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours Car mon adolescence était si ardente et si folle Que mon cœur tour à tour brûlait comme le temple d'Éphèse2 ou comme la Place Rouge3 de Moscou quand le soleil se couche. Et mes yeux éclairaient des voies anciennes. Et j'étais déjà si mauvais poète Que je ne savais pas aller jusqu'au bout. Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare croustillé d'or, Avec les grandes amandes des cathédrales, toutes blanches Et l'or mielleux des cloches... Un vieux moine me lisait la légende de Novgorod4 J'avais soif Et je déchiffrais des caractères cunéiformes Puis, tout à coup, les pigeons du Saint-Esprit s'envolaient sur la place Et mes mains s'envolaient aussi avec des bruissements d'albatros Et ceci, c'était les dernières réminiscences Du dernier jour Du tout dernier voyage Et de la mer. […] Le ciel est comme la tente déchirée d'un cirque pauvre dans un petit village de pêcheurs En Flandres Le soleil est un fumeux quinquet Et tout au haut d'un trapèze une femme fait la lune. La clarinette le piston une flûte aigre et un mauvais tambour Et voici mon berceau Mon berceau Il était toujours près du piano quand ma mère comme Madame Bovary jouait les sonates de Beethoven J'ai passé mon enfance dans les jardins suspendus de Babylone Et l'école buissonnière, dans les gares devant les trains en partance Maintenant, j'ai fait courir tous les trains derrière moi Bâle-Tombouctou J'ai aussi joué aux courses à Auteuil et à Longchamp Paris-New York Maintenant, j'ai fait courir tous les trains tout le long de ma vie Madrid-Stockholm Et j'ai perdu tous mes paris Il n'y a plus que la Patagonie, la Patagonie, qui convienne à mon immense tristesse, la Patagonie, et un voyage dans les mers du Sud Je suis en route J'ai toujours été en route Je suis en route avec la petite Jehanne de France Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues Le train retombe sur ses roues Le train retombe toujours sur toutes ses roues « Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre ? » […] Les inquiétudes Oublie les inquiétudes Toutes les gares lézardées obliques sur la route Les fils télégraphiques auxquels elles pendent Les poteaux grimaçants qui gesticulent et les étranglent Le monde s'étire s'allonge et se retire comme un accordéon qu'une main sadique tourmente Dans les déchirures du ciel, les locomotives en furie S'enfuient Et dans les trous, Les roues vertigineuses les bouches les voix Et les chiens du malheur qui aboient à nos trousses Les démons sont déchaînés Ferrailles Tout est un faux accord Le broun-roun-roun des roues Chocs Rebondissements Nous sommes un orage sous le crâne d'un sourd... Fin du poème Ô Paris Grand foyer chaleureux avec les tisons entrecroisés de tes rues et les vieilles maisons qui se penchent au-dessus et se réchauffent Comme des aïeules Et voici, des affiches, du rouge du vert multicolores comme mon passé bref du jaune Jaune la fière couleur des romans de France à l'étranger. J'aime me frotter dans les grandes villes aux autobus en marche Ceux de la ligne Saint-Germain-Montmartre m'emportent à l'assaut de la Butte. Les moteurs beuglent comme les taureaux d'or Les vaches du crépuscule broutent le Sacré-Cœur Ô Paris Gare centrale débarcadère des volontés, carrefour des inquiétudes Seuls les marchands de journaux ont encore un peu de lumière sur leur porte La Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des Grands Express Européens m'a envoyé son prospectus C'est la plus belle église du monde J'ai des amis qui m'entourent comme des garde-fous Ils ont peur quand je m'en vais que je ne revienne plus Toutes les femmes que j'ai rencontrées se dressent aux horizons Avec les gestes piteux et les regards tristes des sémaphores sous la pluie Bella, Agnès, Catherine et la mère de mon fils en Italie Et celle, la mère de mon amour en Amérique Il y a des cris de Sirène qui me déchirent l'âme Là-bas en Mandchourie un ventre tressaille encore comme dans un accouchement Je voudrais Je voudrais n'avoir jamais fait mes voyages Ce soir un grand amour me tourmente Et malgré moi je pense à la petite Jehanne de France. C'est par un soir de tristesse que j'ai écrit ce poème en son honneur Jeanne La petite prostituée Je suis triste je suis triste J'irai au Lapin Agile5 me ressouvenir de ma jeunesse perdue Et boire de petits verres Puis je rentrerai seul Paris Ville de la Tour Unique du grand Gibet et de la Roue6. André Breton, Manifeste du Surréalisme, 1924 (définition du surréalisme) SURRÉALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. ENCYCL. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie. Ont fait acte de SURRÉALISME ABSOLU MM. Aragon, Baron, Boiffard, Breton, Carrive, Crevel, Delteil, Desnos, Éluard, Gérard, Limbour, Malkine, Morise, Naville, Noll, Péret, Picon, Soupault, Vitrac. André Breton, Introduction au discours sur le peu de réalité, NRF, 1927 Mais je l’ai déjà dit, les mots, de par la nature que nous leur reconnaissons, méritent de jouer un rôle autrement décisif. Rien ne sert de les modifier puisque, tels qu’ils sont, ils répondent avec cette promptitude à notre appel. Il suffit que notre critique porte sur les lois qui président à son assemblage. La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement de notre pouvoir d’énonciation ? La poésie, dans ses plus mortes saisons, nous en a souvent fourni la preuve : quelle débauche de ciels étoilés, de pierres précieuses, de feuilles mortes. Dieu merci, une réaction lente mais sûre a fini par s’opérer à ce sujet dans les esprits. Le dit et le redit rencontrent aujourd’hui une solide barrière. Ce sont eux qui nous rivaient à cet univers commun. C’est en eux que nous avions pris ce goût de l’argent, ces craintes limitantes, ce sentiment de la « patrie », cette horreur de notre destinée. Je crois qu’il n’est pas trop tard pour revenir sur cette déception inhérente aux mots dont nous avons fait jusqu’ici mauvais usage. Qu’est-ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existence toute apparente des choses ! Le langage peut et doit être arraché à son servage. Paul Éluard, L’Évidence poétique (conférence prononcée lors de l’Exposition surréaliste de Londres en juin 1936) Le temps est venu où tous les poètes ont le droit et le devoir de soutenir qu’ils sont profondément enfoncés dans la vie des autres hommes, dans la vie commune. Toutes les tours d’ivoire seront démolies, toutes les paroles seront sacrées et l’homme, s’étant enfin accordé à la réalité, qui est sienne, n’aura plus qu’à fermer les yeux pour que s’ouvrent les portes du merveilleux. […] Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré. Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches, de grandes marges de silence où la mémoire ardente se consume pour recréer un délire sans passé. Leur principale qualité est non pas, je le répète, d’invoquer, mais d’inspirer. Aragon, Le Paysan de Paris, 1926 Le vice appelé Surréalisme est l'emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image, ou plutôt de la provocation sans contrôle de l’image pour elle-même et pour ce qu’elle entraîne dans le domaine de la représentation de perturbations imprévisibles et de métamorphoses : car chaque image à chaque coup vous force à réviser tout l’univers. Breton et Éluard, Dictionnaire abrégé du surréalisme, 1938 L’image surréaliste la plus forte est celle qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé, celle qu’on met le plus longtemps à traduire en langage pratique, soit qu’elle recèle une dose énorme de contradiction apparente, soit que l’un de ses termes en soit curieusement dérobé, soit que s’annonçant sensationnelle, elle ait l’air de se dénouer faiblement […], soit qu’elle soit d’ordre hallucinatoire, soit qu’elle prête très naturellement à l’abstrait le masque du concret, ou inversement, soit qu’elle implique la négation de quelque propriété physique élémentaire, soit qu’elle déchaîne le rire. Éluard, Capitale de la douleur (1926), « L’Amoureuse » Elle est debout sur mes paupières Et ses cheveux sont dans les miens, Elle a la forme de mes mains, Elle a la couleur de mes yeux, Elle s'engloutit dans mon ombre Comme une pierre sur le ciel. Elle a toujours les yeux ouverts Et ne me laisse pas dormir. Ses rêves en pleine lumière Font s'évaporer les soleils Me font rire, pleurer et rire, Parler sans avoir rien à dire. Robert Desnos, Corps et biens (1930), « J’ai tant rêvé de toi » J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité. Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant et de baiser sur cette bouche la naissance de la voix qui m’est chère ? J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués, en étreignant ton ombre, à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas au contour de ton corps, peut-être. Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante et me gouverne depuis des jours et des années, je deviendrais une ombre sans doute. Ô balances sentimentales. J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps sans doute que je m’éveille. Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie et de l’amour et toi, la seule qui compte aujourd’hui pour moi, je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres et le premier front venus. J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie. André Breton, Clair de terre, 1931, « L’union libre » Ma femme à la chevelure de feu de bois Aux pensées d'éclairs de chaleur À la taille de sablier Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d'étoiles de dernière grandeur Aux dents d'empreintes de souris blanche sur la terre blanche À la langue d'ambre et de verre frottés Ma femme à la langue d'hostie poignardée À la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux À la langue de pierre incroyable Ma femme aux cils de bâtons d'écriture d'enfant Aux sourcils de bord de nid d'hirondelle Ma femme aux tempes d'ardoise de toit de serre Et de buée aux vitres Ma femme aux épaules de champagne Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace Ma femme aux poignets d'allumettes Ma femme aux doigts de hasard et d'as de cœur Aux doigts de foin coupé Ma femme aux aisselles de martre et de fênes De nuit de la Saint-Jean De troène et de nid de scalares7 Aux bras d'écume de mer et d'écluse Et de mélange du blé et du moulin Ma femme aux jambes de fusée Aux mouvements d'horlogerie et de désespoir Ma femme aux mollets de moelle de sureau Ma femme aux pieds d'initiales Aux pieds de trousseaux de clés aux pieds de calfats8 qui boivent Ma femme au cou d'orge imperlé Ma femme à la gorge de Val d'or De rendez-vous dans le lit même du torrent Aux seins de nuit Ma femme aux seins de taupinière marine Ma femme aux seins de creuset du rubis Aux seins de spectre de la rose sous la rosée Ma femme au ventre de dépliement d'éventail des jours Au ventre de griffe géante Ma femme au dos d'oiseau qui fuit vertical Au dos de vif-argent Au dos de lumière À la nuque de pierre roulée et de craie mouillée Et de chute d'un verre dans lequel on vient de boire Ma femme aux hanches de nacelle Aux hanches de lustre et de pennes de flèche Et de tiges de plumes de paon blanc De balance insensible Ma femme aux fesses de grès et d'amiante Ma femme aux fesses de dos de cygne Ma femme aux fesses de printemps Au sexe de glaïeul Ma femme au sexe de placer9 et d'ornithorynque Ma femme au sexe d'algue et de bonbons anciens Ma femme au sexe de miroir Ma femme aux yeux pleins de larmes Aux yeux de panoplie violette et d'aiguille aimantée Ma femme aux yeux de savane Ma femme aux yeux d'eau pour boire en prison Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache Aux yeux de niveau d'eau de niveau d'air de terre et de feu Les notions-clefs de la poétique de Pierre Reverdy (1889-1960) La justesse de l’image, plutôt que la surprise de l’arbitraire prônée par les surréalistes C'est grâce aux mots, c'est grâce au langage, c'est grâce aux images que l’homme s’approprie le monde extérieur. Il est dans le monde, le monde insensible, et il s’y meut et il y vit et il y vainc grâce à l’image qu’il s’en fait. Image créée de rapports justes entre ce monde insensible et lui. Il n’y a pas de sensibilité au monde du même ordre que celle de l’homme. Aussi dès qu’il perd la justesse des rapports qui adaptent sa sensibilité unique aux choses insensibles du monde il s’y sent étranger et perdu. Et ces rapports, il est constamment obligé de les créer, de les renouveler, de les contrôler, de les régler et de les maintenir. […] L’excellence d’une image est dans la justesse des rapports qui la créent et la laissent cependant absolument inadaptable à tout objet concret de la réalité. La concordance parfaite la tuerait.10  Le lyrisme de la réalité : Le poète est un « four à brûler le réel11» ; il est « altéré » par son « amour insensé, excessif […] qui toujours se dérobe à sa quête et l’épuise…12». Il lui faut donc « fixer le lyrisme de la réalité », son travail consistant à mobiliser « l’ensemble des moyens propres à fixer le lyrisme mouvant et émouvant de la réalité »13. L’exigence du lyrisme de la réalité équivaut à une quête permettant de « remonte[r] à la source profonde et fertile de la pure réalité14» : « Il faut poser d’abord le réel et lui accorder la primauté qui lui revient. […] Mais le réel peut devenir un magnifique support d’irréel. Si la base du réel est solide et pleine, massive et souple comme un muscle, c'est ce que je peux y ajouter d’irréel qui me le rend intime, familier, savoureux. C'est par l’irréel que je l’aborde et le pénètre à fond par infiltration et assimilations progressives. Le réel est en moi et hors de moi. Par l’irréel, qui n’est qu’en moi et que j’y mêle comme un levain, il me devient consubstantiel, il devient moi, et ma réalité s’affirme, s’exalte et flambe dans une participation transcendante à la saveur incomparable de la vie.15». Ainsi, pour Reverdy, le poète se trouve « dans une position difficile et souvent périlleuse, à l’intersection de deux plans au tranchant cruellement acéré, celui du rêve et de la réalité.16» « La Fonction poétique17» : C'est « par cette révélation d’un lien secret entre les choses, dont nous constatons que nous n’avions jusque là qu’une connaissance imparfaite, que l’émotion spécifiquement poétique est obtenue ». Le travail du poète consiste à participer au « renouvellement constant des aspects de la réalité »18. Une émotion procédant de l’articulation entre l’intime et le commun : Pour le poète, « ce qui importe c'est d’arriver à mettre au clair ce qu’il a de plus inconnu en lui, de plus secret, de plus caché, de plus difficile à déceler, d’unique ». Ce faisant, « il aboutira bientôt au plus simple » car « pour si étrange que cela puisse paraître, ce sera la façon particulière de dire une chose très simple et très commune qui ira le porter au plus secret, au plus caché, au plus intime d’un autre et produira le choc.19». P. Reverdy, Œuvres complètes, II, Ferrailles (1937), « Reflux », Flammarion, p.287 : Quand le sourire éclatant des façades déchire le décor fragile du matin ; quand l’horizon est encore plein du sommeil qui s’attarde, les rêves murmurant dans les ruisseaux des haies ; quand la nuit rassemble ses haillons pendus aux basses branches, je sors, je me prépare, je suis plus pâle et plus tremblant que cette page où aucun mot du sort n’était encore inscrit. Toute la distance de vous à moi – de la vie qui tressaille à la surface de ma main au sourire mortel de l’amour sur sa fin – chancelle, déchirée. La distance parcourue d’une seule traite sans arrêt, dans les jours sans clarté et les nuits sans sommeil. Et, ce soir, je voudrais d’un effort surhumain, secouer cette épaisseur de rouille – cette rouille affamée qui déforme mon cœur et me ronge les mains. Pourquoi rester si longtemps enseveli sous les décombres des jours et de la nuit, la poussière des ombres. Et pourquoi tant d’amour et pourquoi tant de haine. Un sang léger bouillonne à grandes vagues dans des vases de prix. Il court dans les fleuves du corps, donnant à la santé toutes les illusions de la victoire. Mais le voyageur exténué, ébloui, hypnotisé par les lueurs fascinantes des phares dort debout, il ne résiste plus aux passes magnétiques de la mort. Ce soir je voudrais dépenser tout l’or de ma mémoire, déposer mes bagages trop lourds. Il n’y a plus devant mes yeux que le ciel nu, les murs de la prison qui enserraient ma tête, les pavés de la rue. Il faut remonter du plus bas de la mine, de la terre épaissie par l’humus du malheur, reprendre l’air dans les recoins les plus obscurs de la poitrine, pousser vers les hauteurs – où la glace étincelle de tous les feux croisés de l’incendie – où la neige ruisselle, le caractère dur, dans les tempêtes sans tendresse de l’égoïsme et les décisions tranchantes de l’esprit. Œuvres complètes, I, Cravates de chanvre (1922), « Verso », Flammarion, p.354 : La pièce dans le courant d'air Sous la flamme qui se répand Dans la ville endormie Près des arbres mouvants Du mur de pierres Au bout du chemin qui entoure la terre C'est là la tête penchée au dehors les rayons de soleil près de la chevelure le visage noyé les larmes Toutes les raisons de ne plus croire à rien Les mots se sont perdus tout le long du chemin Il n'y a plus rien à dire Le vent est arrivé Le monde se retire L'autre côté Œuvres complètes, I, Étoiles peintes (1921), « Le monde plate-forme », Flammarion, p.293 : La moitié de tout ce qu'on pouvait voir glissait. Il y avait des danseurs près des phares et des pas de lumière. Tout le monde dormait. D'une masse d'arbres dont on ne distinguait que l'ombre — l'ombre qui marchait en se séparant des feuilles, une aile se dégagea, peu à peu, secouant la lune dans un battement rapide et mou. L'air se tenait tout entier. Le pavé glissant ne supportait plus aucune audace et pourtant c'était en pleine ville, en pleine nuit — le ciel se rattachant à la terre aux maisons du faubourg. Les passants avaient escaladé un autre monde qu'ils regardaient en souriant. Mais on ne savait pas s'ils resteraient plus longtemps là ou s'ils iraient tomber enfin dans l'autre sens de la ruelle. Œuvres complètes, II, La Balle au bond (1928), « Au large », Flammarion, p.42. Le pan d’esprit fier de son envergure Les îles de la mer peintes au bleu nattier La croix des barres des voiliers Pour cette direction sans nom et sans figure Les étincelles d’ailes sous la voix du Levant Le soleil à la boutonnière Le chemin creux des revenants qui attendent devant la gare La crête du sillon brille sur le devant les paroles de l’air se perdent le regard du destin s’égare tout se déséquilibre et tangue La flaque se dessèche quand la mer retire sa langue Plus rien que la fumée au passage du fond les dernières lueurs le cœur Et l’émotion Œuvres complètes, II, La Balle au bond (1928), « Voix dans l’oreille », Flammarion, p.43. Le temps est clair comme une goutte d’eau Des oiseaux migrateurs passent dans mes rideaux La plaine des entraînée par le souffle des ailes Et la fumée des champs est pleine d’étincelles Sur la montagne en feu qui tourne à son verso Ma tête sur le champ d’azur semé d’étoiles avec les bras roulés autour des branches des ailes métalliques de l’appareil brutal qui éclabousse l’air Le chant est arrêté aux lèvres par surprise Entre le lourd bouquet d’arbres noirs et la terre Où la partie est sans cesse reprise Quand on pense aux détours des chemins Quand on rit des jeux du lendemain Quand on s’éveille Et que le monde est au bas des croisées qui vous appelle Henri Michaux, Mes Propriétés (1929), « Chaînes enchaînées » Ne pesez pas plus qu’une flamme et tout ira bien, Une flamme de zéphyr, une flamme venant d’un poumon chaud et ensanglanté, Une flamme en un mot. Ruine au visage aimable et reposé, Ruine pour tout dire, ruine. Ne pesez pas plus qu’une hune20 et tout ira bien. Une hune dans le ciel, une hune de corsage. Une et point davantage. Une et féminine, Une. Henri Michaux, Mes Propriétés (1929), « Une vie de chien » Je me couche toujours très tôt et fourbu, et cependant on ne relève aucun travail fatigant dans ma journée. Possible qu'on ne relève rien. Mais moi, ce qui m'étonne, c'est que je puisse tenir bon jusqu'au soir, et que je ne sois pas obligé d'aller me coucher dès les quatre heures de l'après-midi. Ce qui me fatigue ainsi ce sont mes interventions continuelles. J'ai déjà dit que dans la rue je me battais avec tout le monde; je gifle l'un, je prends les seins aux femmes, et me servant de mon pied comme d'un tentacule, je mets la panique dans les voitures du Métropolitain. Quant aux livres, ils me harassent par-dessus tout. Je ne laisse pas un mot dans son sens ni même dans sa forme. Je l'attrape et, après quelques efforts, je le déracine et le détourne définitivement du troupeau de l'auteur. Dans un chapitre vous avez tout de suite des milliers de phrases et il faut que je les sabote toutes. Cela m'est nécessaire. Parfois, certains mots restent comme des tours. Je dois m'y prendre à plusieurs reprises et, déjà bien avant dans mes dévastations, tout à coup au détour d'une idée, je revois cette tour. Je ne l'avais donc pas assez abattue, je dois revenir en arrière et lui trouver son poison, et je passe ainsi un temps interminable. Et le livre lu en entier, je me lamente, car je n'ai rien compris... naturellement. N'ai pu me grossir de rien. Je reste maigre et sec. Je pensais, n'est-ce pas, que quand j'aurais tout détruit, j'aurais de l'équilibre. Possible. Mais cela tarde, cela tarde bien. Henri Michaux, Plume (1930), « Postface » […] Rien de fixe. Rien qui soit propriété. Mes images ? Des rapports. Mes pensées ? Mais les pensées ne sont justement peut être que contrariétés du « moi », perte d’équilibre (phase 2), ou recouvrements d’équilibre (phase 3) du mouvement du « pensant ». Mais la phase 1 (l’équilibre) reste inconnue, inconsciente. […] D’ailleurs, QU’EN SAIT-IL [le sujet] DE SA PENSÉE ? Il en est bien mal informé. (Comme l’œil ne sait pas de quoi est composé le vert d’une feuille qu’il voit pourtant admirablement.). […] En un point aussi, volonté et pensée confluent, inséparables, et se faussent. Pensée-volonté. En un point aussi, l’examen de la pensée fausse la pensée comme, en microphysique, l’observation de la lumière (du trajet du photon) la fausse. Tout progrès, toute nouvelle observation, toute pensée, toute création, semble créer (avec une lumière) une zone d’ombre. Toute science crée une nouvelle ignorance. Tout conscient, un nouvel inconscient. Tout apport crée un nouveau néant. Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive souvent, un livre que n’a pas fait l’auteur, quoiqu’un monde y ait participé. Et qu’importe ? Signes, symboles, élans, chutes, départs, rapports, discordances, tout y est pour rebondir, pour chercher, pour plus loin, pour autre chose. Entre eux, sans s’y fixer, l’auteur poussa sa vie. Tu pourrais essayer, peut être, toi aussi ? Henri Michaux, Mes Propriétés (1929), « Intervention » Autrefois, j'avais trop le respect de la nature. Je me mettais devant les choses et les paysages et je les laissais faire. Fini, maintenant j'interviendrai. J'étais donc à Honfleur et je m'y ennuyais. Alors résolument j'y mis du chameau. Cela ne paraît pas fort indiqué. N'importe, c'était mon idée. D'ailleurs, je la mis à exécution avec la plus grande prudence. Je les introduisis d'abord les jours de grande affluence, le samedi sur la place du Marché. L'encombrement devint indescriptible et les touristes disaient : « Ah! ce que ça pue ! Sont-ils sales les gens d'ici ! ». L'odeur gagna le port et se mit à terrasser celle de la crevette. On sortait de la foule plein de poussières et de poils d'on ne savait quoi. Et, la nuit, il fallait entendre les coups de pattes des chameaux quand ils essayaient de franchir les écluses, gong ! Gong ! sur le métal et les madriers ! L'envahissement par les chameaux se fit avec suite et sûreté. On commençait à voir les Honfleurais loucher à chaque instant avec ce regard soupçonneux si spécial aux chameliers, quand ils inspectent leur caravane pour voir si rien ne manque et si on peut continuer à faire route ; mais je dus quitter Honneur le quatrième jour. J'avais lancé également un train de voyageurs. Il partait à toute allure de la Grand'Place, et résolument s'avançait sur la mer sans s'inquiéter de la lourdeur du matériel; il filait en avant, sauvé par la foi. Dommage que j'aie dû m'en aller, mais je doute fort que le calme renaisse tout de suite en cette petite ville de pêcheurs de crevettes et de moules. « Mes propriétés » (1935), Postface d’Henri Michaux Il arrive au contraire à certains malades un tel manque d’euphorie, une telle inadaptation aux prétendus bonheurs de la vie, que pour ne pas sombrer, ils sont obligés d’avoir recours à des idées entièrement nouvelles jusqu'à se reconnaître et se faire reconnaître pour Napoléon Ier ou Dieu, le Père. Ils font leur personnage selon leur force déclinante, sans construction, sans le relief et la mise en valeur ordinaire dans les œuvres d’art […]. « Mes Propriétés » furent faits ainsi […] sans liens préconçus […] jamais pour construire, simplement pour préserver. Ce livre, cette expérience donc qui semble toute venue de l’égoïsme, j’irais bien jusqu'à dire qu’elle est sociale, tant voilà une opération à la portée de tout le monde, et qui semble être si profitable aux faibles, aux maladifs, aux enfants, aux opprimés et aux inadaptés de toute sorte. Louis Aragon, « La Rose et le Réséda » (mars 1943), La Diane française, Seghers, 1944). À Gabriel Péri et d’Estienne d’Orves comme à Guy Môquet et Gilbert Dru Celui qui croyait au ciel Celui qui n'y croyait pas Tous deux adoraient la belle Prisonnière des soldats Lequel montait à l'échelle Et lequel guettait en bas Celui qui croyait au ciel Celui qui n'y croyait pas Qu'importe comment s'appelle Cette clarté sur leur pas Que l'un fût de la chapelle Et l'autre s'y dérobât Celui qui croyait au ciel Celui qui n'y croyait pas Tous les deux étaient fidèles Des lèvres du cœur des bras Et tous les deux disaient qu'elle Vive et qui vivra verra […] Marianne Cohn, « Je trahirai demain » (1943), dans Pierre Seghers, La résistance et ses poètes : France, 1940-1945. Je trahirai demain pas aujourd’hui. Aujourd’hui, arrachez-moi les ongles, Je ne trahirai pas. Vous ne savez pas le bout de mon courage. Moi je sais. Vous êtes cinq mains dures avec des bagues. Vous avez aux pieds des chaussures Avec des clous. Je trahirai demain, pas aujourd’hui, Demain. Il me faut la nuit pour me résoudre, Il ne faut pas moins d’une nuit Pour renier, pour abjurer, pour trahir. Pour renier mes amis, Pour abjurer le pain et le vin, Pour trahir la vie, Pour mourir. Je trahirai demain, pas aujourd’hui. La lime est sous le carreau, La lime n’est pas pour le barreau, La lime n’est pas pour le bourreau, La lime est pour mon poignet. Aujourd’hui je n’ai rien à dire, Je trahirai demain. René Char, Feuillets d’Hypnos, 1943-1944 (dédiés à Albert Camus), 1. Texte liminaire Ces notes n’empruntent rien à l’amour de soi, à la nouvelle, à la maxime ou au roman. Un feu d’herbes sèches eût tout aussi bien été leur éditeur. La vue du sang supplicié en a fait une fois perdre le fil, a réduit à néant leur importance. Elles furent écrites dans la tension, la colère, la peur, l’émulation, le dégoût, la ruse, le recueillement furtif, l’illusion de l’avenir, l’amitié, l’amour. C’est dire combien elles sont affectées par l’événement. Ensuite plus souvent survolées que relues. Ce carnet pourrait n’avoir appartenu à personne tant le sens de la vie d’un homme est sous-jacent à ses pérégrinations, et difficilement séparable d’un mimétisme parfois hallucinant. De telles tendances furent néanmoins combattues. Ces notes marquent la résistance d’un humanisme conscient de ses devoirs, discret sur ses vertus, désirant réserver l’inaccessible champ libre à la fantaisie de ses soleils, et décidé à payer le prix pour cela. Fragment 214 : « Je n’ai pas vu d’étoiles s’allumer au front de ceux qui allaient mourir ls le dessin d’une persienne qui, soulevée, permettait d’entrevoir un ordre d’objets déchirants ou résignés, dans un vaste local où des servantes heureuses circulaient. » Fragment 138 : « Horrible journée ! J’ai assisté, distant de quelque cent mètres, à l’exécution de B21. Je n’avais qu’à presser la détente du fusil-mitrailleur et il pouvait être sauvé ! Nous étions sur les hauteurs dominant Céreste, des armes à faire craquer les buissons et au moins égaux en nombre aux SS. Eux ignorant que nous étions là. Aux yeux qui imploraient partout autour de moi le signal d’ouvrir le feu, j’ai répondu non de la tête... Le soleil de juin glissait un froid polaire dans mes os. Il est tombé comme s’il ne distinguait pas ses bourreaux et si léger, il m’a semblé, que le moindre souffle de vent eût dû le soulever de terre. Je n’ai pas donné le signal parce que ce village devrait être épargné à tout prix. Qu’est-ce qu’un village ? Un village pareil à un autre ? Peut-être l’a-t-il su, lui, à cet ultime instant ? » Fragment 141 : « La contre-terreur c'est ce vallon que peu à peu le brouillard comble, c’est le fugace bruissement des feuilles comme un essaim de fusées engourdies, c’est cette pesanteur bien répartie, c’est cette circulation ouatée d’animaux et d’insectes tirant mille traits sur l’écorce tendre de la nuit, c’est cette graine de luzerne sur la fossette d’un visage caressé, c’est cet incendie de la lune qui ne sera jamais un incendie, c’est un lendemain minuscule dont les intentions nous sont inconnues, c’est un buste aux couleurs vives qui s’est plié en souriant, c’est l’ombre, à quelques pas, d’un bref compagnon accroupi qui pense que le cuir de sa ceinture va céder… Qu’importe alors l’heure et le lieu où le diable nous a fixé rendez-vous ! » Fragment 145 : « Du bonheur qui n’est que de l’anxiété différée. Du bonheur bleuté, d’une insubordination admirable, qui s’élance du plaisir, pulvérise le présent et toutes ses instances. » Fragment 218 : « Dans ton corps conscient, la réalité est en avance de quelques minutes d’imagination. Ce temps jamais rattrapé est un gouffre étranger aux actes de ce monde. Il n’est jamais une ombre simple malgré son odeur de clémence nocturne, de survie religieuse, d’enfance incorruptible. » Jacques Prévert / André Pozner, Hebdromadaires, Paris, Gallimard, 2002, « Folio », p.152 : la fascination pour le renouvellement de la langue populaire « Ce langage, sans arrêt, est créé par le peuple. […] Chaque fois que survient quelque chose de nouveau, aussi bien un objet industriel qu'une nouvelle façon de faire marcher une chose, les gens qui travaillent ou même ceux qui ne foutent rien, trouvent toujours une expression immédiate et poétique. Les premiers trolleybus, un type a dit : « Tiens, la langouste ! » Une 2 CV : « La lessiveuse ! » […] La petite guérite ronde, aux carrefours, où un flic dirige (c'est façon de parler) la circulation, on l'appelle « cocotte-minute », parce qu'il y a un poulet dedans et qu'il siffle tout le temps. » Paroles (1946), « La Lessive », lecture de J.-L. Trintignant https://www.musicme.com/Jean-Louis-Trintignant/videos/La-Lessive-de-Jacques-Prevert-(Live)-6E79314976575231625849.html Paroles (1946), « La Grasse matinée », lecture de J.-L. Trintignant https://www.musicme.com/#/Jean-Louis-Trintignant/videos/La-Grasse-Matinee-de-Jacques-Prevert-(Live)-2D577449393239415F7A67.html Paroles (1946), « Familiale » La mère fait du tricot Le fils fait la guerre Elle trouve ça tout naturel la mère Et le père qu'est-ce qu'il fait le père ? Il fait des affaires Sa femme fait du tricot Son fils la guerre Lui des affaires Il trouve ça tout naturel le père Et le fils et le fils Qu'est-ce qu'il trouve le fils? Il ne trouve rien absolument rien le fils Le fils sa mère fait du tricot son père des affaires lui la guerre Quand il aura fini la guerre Il fera des affaires avec son père La guerre continue la mère continue elle tricote Le père continue il fait des affaires Le fils est tué il ne continue plus Le père et la mère vont au cimetière Ils trouvent ça naturel le père et la mère La vie continue la vie avec le tricot la guerre les affaires Les affaires la guerre le tricot la guerre Les affaires les affaires et les affaires La vie avec le cimetière. Paroles (1946), « Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France » Ceux qui pieusement...22 Ceux qui copieusement... Ceux qui tricolorent Ceux qui inaugurent Ceux qui croient Ceux qui croient croire Ceux qui croa-croa Ceux qui ont des plumes Ceux qui grignotent Ceux qui andromaquent Ceux qui majusculent Ceux qui chantent en mesure Ceux qui brossent à reluire Ceux qui ont du ventre Ceux qui baissent les yeux Ceux qui savent découper le poulet Ceux qui sont chauves à l'intérieur de la tête Ceux qui bénissent les meutes Ceux qui font les honneurs du pied Ceux qui debout les morts Ceux qui baïonnette... on Ceux qui donnent des canons aux enfants Ceux qui donnent des enfants aux canons 1 Point de départ du Transsibérien. 2 Temple grec considéré dans l’Antiquité comme l’une des sept merveilles du monde, incendié en 356 avant J.-C. par Érostrate qui voulait immortaliser son nom. 3 Grande place située au cœur de Moscou, créée à la suite d’un incendie qui ravagea la ville en 1493. 4 Ville du nord-ouest de la Russie. La Légende de Novgorode est la première œuvre de Cendrars, c'est un long poème retrouvé en 1995 chez un antiquaire de Sofia, en langue russe. 5 Cabaret de Montmartre. 6 Trois symboles de Paris : la Tour Eiffel (1887-1889) ; le gibet de Montfaucon où était exposés les corps des suppliciés du XIIIe siècle jusqu'à sa destruction en 1760 ; la grande roue construite en 1900. 7 Subst. fém., Mollusque à la coquille turriculée (en forme de petite tour) ornée de lamelles longitudinales souvent très saillantes. 8 Variété de passereau de petite taille, très répandu dans les savanes d'Afrique et dans d'autres pays tropicaux et subtropicaux, au plumage de couleur rouge foncé, et parfois élevé en volière. 9 Gisement secondaire de roches sédimentaires produisant des métaux et des minéraux lourds, notamment de l'or et des pierres précieuses. 10 Reverdy, Pierre, Œuvres complètes, tome II. Paris : Flammarion, Mille&une pages, 2010, « Le livre de mon bord », pp.737-739. 11 Ibidem, « Le Gant de crin », p.546. 12 Ibidem, « Écrits sur l’art et sur la poésie, 1930-1957 », p.1291. 13 Ibidem, « Le Gant de crin », p.546. 14 Ibidem, « Le Gant de crin », pp.553-554. 15 Ibidem, « En Vrac », p.985. 16 Ibidem, « Le Gant de crin », p.548. 17 Ibidem, « Écrits sur l’art et sur la poésie, 1930-1957 », « La Fonction poétique », p.1272. 18 Ibidem, « Écrits sur l’art et sur la poésie, 1930-1957 », « La Fonction poétique », p.1273. 19 Ibidem, « Écrits sur l’art et sur la poésie, 1930-1957 », p.287. 20 Plate-forme reposant sur les barres traversières et les pièces de bois supportant les bas-mâts et qui sert pour effectuer les manœuvres hautes. 21 Roger Bernard était entré dans la Résistance comme de nombreux autres « réfractaires » : les jeunes qui ne voulaient pas aller au S.T.O, le service du travail obligatoire. Il s’était d’abord caché quelques temps prés de Céreste, au Criquet, une ferme de l’écrivain Jean Giono, qui connaissait son père, imprimeur à Pertuis. Le 22 juin 1944, il est envoyé en mission à Céreste avec un message pour René Char. C’est ce jour là qu’il est arrêté par les allemands : il a le temps d’avaler le message dont il est porteur mais il a sur lui un colt, un pistolet américain, qui le désigne clairement comme résistant. 22 Reprise d'un passage emprunté à Victor Hugo quand celui-ci, cent ans auparavant, commémorait la révolution de 1830 dans le poème « Hymne » in Les Chants du crépuscule (1835). Mais avec Prévert « il va d'abord s'agir d'une dénonciation des profiteurs de 1930, de ceux qui vivent de la patrie, de ceux qui s'engraissent aux dépens du peuple. --------------- ------------------------------------------------------------ --------------- ------------------------------------------------------------