Nous examinerons à partir du questionnement de Platon ce que devient l’amour de soi lorsqu’il est réinterprété par l’augustinisme politique à l’époque moderne. Mais aussi comment se traduit d’autre part le souci de remédier au dérèglement de l’amour de soi chez certains auteurs aussi différents que Montaigne et Pascal. Car enfin, cette tradition ne cesse de combattre et d’interroger à la racine l’autre conception possible de l’amour de soi que l’on peut trouver chez Aristote, Sénèque ou Cicéron dès lors que l’on conçoit la nature de l’homme qui vit selon la nature comme la vertu d’un individu qui ne peut que s’aimer et être bon. Nous verrons enfin que ce débat peut se retrouver au XVIIIème siècle au croisement des considérations de Rousseau dont on examinera la distinction entre amour de soi et amour propre, et du dialogue entre Hume et Kant où se rejoue encore la question de l’intérêt égoïste en tentant chez ce dernier de soustraire l’éthique de la pratique au jeu des passions et en la confiant à la volonté alors que Hume tente de soustraire le bonheur à la question du souverain bien pour en faire une affaire de rythme de vie et d’équilibres sans autre fondement que le plaisir des sens.
L’enjeu n’est donc pas simplement moral mais éminemment politique de savoir si l’horizon du politique s’inscrit sur un mal radical qu’il faudrait guérir de l’intérêt (ou de la concupiscence dans sa version chrétienne) en le confiant aux législateurs ou bien si le politique s’inscrit dans l’espérance d’une association politique bonne et légitime. Mais l’enjeu est peut-être aussi épistémologique. En effet, on pourra trouver un écho de cette question en réfléchissant au fait que Bourdieu, sociologue attentif à la genèse de l’Etat et du politique à partir des passions humaines, a placé dans sa réflexion sur la sociologie son patronage conceptuel sous la figure de Pascal et qu’il peut écrire ceci pour légitimer sa réflexion et justifier la position d’où il parle comme s’il fallait au préalable se déprendre d’un excès d’amour de soi : « Je suis en effet convaincu qu’une entreprise d’objectivation débarrassée de l’indulgence et de la complaisance particulières que l’on demande et accorde d’ordinaire aux évocations de l’aventure intellectuelle peut seule permettre de découvrir, avec l’intention de les dépasser, certaines limites de la pensée, et tout spécialement celles qui ont pour principe le privilège ».(Cf. Méditations pascaliennes, p. 14) Est-ce ainsi, et à cette seule condition que l'intellectuel engagé peut prétendre lui aussi à rendre les autres meilleurs et à mieux nous faire savoir ce que nous sommes lorsque nous prétendons à des discours sur la bonne pratique ?
Bibliographie :
- Sources des textes commentés pour les TD :
_Platon, Lois V, 731e-732b, traduction Luc Brisson et Jean-François Pradeau, Flammarion, Oeuvres complètes,Paris, 2008 (2011), p. 788
_Aristote, Ethique à Nicomaque, IX, 8, 1168a-1169b, traduction Richard Bodéüs, Flammarion, Oeuvres complètes, Paris, 2014, p. 2188
_Cicéron, De finibus, III, 16-19, IV 32-35 et V, 27-33,
_Montaigne, Essais, II, 17, 634
_Pascal, Pensées, Fr. S 567 L 688; Fr. S743 L978; Fr S 401 L 368
_Rousseau, Lettre à Christophe de Beaumont, in OC IV, p. 935 et Emile, OC IV, p. 491, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755, Note XV (p. 149 chez Folio)
_David Hume, Enquête sur les principes de la morale, Traduction française de Philippe Baranger et Philippe Saltel, Garnier-Flammarion, 1991, section V, 2e partie, p. 127-128
_Kant, Critique de la raison pratique, PUF, p. 35-37 et Fondements de la métaphysique des moeurs, Vrin, p. 90-94
b) Littérature secondaire pour une première approche du problème :
_Christophe Litwin, Politiques de l’amour de soi. La Boétie, Montaigne et Pascal au démêlé, Classiques Garnier, Paris, 2021
_Jean-Pierre Vernant, L’individu, la mort, l’amour, Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Gallimard, Folio, Paris, 1989
_Jean-François Pradeau, Platon et la cité, PUF, Paris, 1997
_Richard Bodéüs, Aristote. La justice et la Cité, PUF, Paris, 1996
_Pierre Sauvanet, Les philosophes et l’amour, Ellipses poches, Paris, 2015
_Fulcranc Teisserenc, Langage et image dans l’oeuvre de Platon, Vrin, Paris, 2010
_Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, Paris, 1997 (2003)
_Michel Malherbe, Kant ou Hume ou la raison et le sensible, Vrin, Paris, 1993 (seconde édition)
_Florent Guesnard, « Amour de soi et estime de soi : Walzer, Rawls, Rousseau » in Lumières n°15 (« Modernités de Rousseau »), sous la direction de C. Spector, 2010, p. 113-129.
_Enrico Peroli, « Le bien de l’autre. Le rôle de la Philia dans l’éthique d’Aristote » Dans Revue d’éthique et de théologie morale 2006/4 (n°242), p. 9 à 46 (consultable sur internet)
- Enseignant: Burillon Thomas