Comment l’écriture peut-elle dire l’effet sur les hommes et les femmes du travail manuel, du travail en usine et en atelier, du travail face aux machines ? La littérature dont il sera question ici n’est pas fictionnelle ; elle relève du compte rendu d’expérience personnelle, héritier du Journal d’usine (1934-1935) de la philosophe Simone Weil (dans La condition ouvrière, 1951).
Expérience du rapport au temps, parce que le travail ouvrier, payé à la pièce, au rendement horaire, est une lutte contre le retard pour ne pas « couler » (Weil) ou une lutte contre sa propre gaucherie (Linhart). Expérience du rapport aux autres ouvriers, soit sur le mode de la lutte darwinienne (La Scierie), soit sur celui de la solidarité pudique (Ponthus), voire de l’admiration (Kaplan). Expérience du rapport à la machine, qu’il faut comprendre, parce qu’en dépend la liberté de l’ouvrier (Weil) ou sa sécurité même (La Scierie). Expérience sensorielle du sujet diffracté dans les choses : sensibilité aux lumières et espaces (Kaplan), aux odeurs et au froid (La Scierie), à l’odeur de la mort (Ponthus). Expérience du rapport au patron : soit que les commerciaux ne comprennent rien à la chaîne parce qu’il n’y ont jamais travaillé (Ponthus), soit que le petit patron « salaud » fasse semblant de ne pas voir qu’il met ses ouvriers en danger (La Scierie), le travail ouvrier est toujours affaire d’une soumission à des « ordres » qui altèrent l’être (Weil). Enfin expérience d’un nouveau rapport à soi : on se découvre et on explore ses limites (La Scierie), on expérimente l’étrange abrutissement de l’identification à la tâche (Weil, Ponthus).
Il n’y a pas un travail d’usine, il y en a plusieurs, différents les uns des autres : fabrication de planches ou de caisses dans La Scierie, industrie automobile dans L’Établi, industrie agroalimentaire (pêche, abattoirs) dans les « feuillets d’usine » de Ponthus. Il y a aussi de grandes différence entre les situations des auteurs : les ouvriers écrivains (Audoux, Poulaille, Navel), ce n’est pas la même chose que les « établis » de 1968 (Linhart, Kaplan), les ingénieurs (Bon), ou le petit bourgeois déclassé ou le lettré qui se trouvent condamnés à l’usine (La Scierie, Ponthus)... Mais d’abord, tous ces récits interrogent le sens de la division du travail, le rapport entre la tâche et le reste du monde, la notion de loisir, l’idéologie. Ensuite et surtout, tous ces récits interrogent la possibilité même d’écrire après la journée de travail, après l’expérience de l’usine. L’écriture en sort transformée, et le séminaire interrogera ces formes.
- Enseignant: Reffait Christophe